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étincelant dans les eaux du Rhin plutôt que de briller jamais aux bras des fils des Huns. »

Il n’est pas nécessaire d’insister, et l’on peut assez se rendre compte que la compréhension des nuances, le don des sentimens raffinés, l’aptitude aux vives répliques ne sont point le propre de ces personnages ; ils croient badiner et ils assomment. « Tu viens de manger tout frais et au miel les cœurs de tes fils, » dit la reine Gudrun à Attila, le roi historique des Huns, qui dans cette littérature est devenu un personnage typique : le héros militaire étranger ; « le morceau était bon, n’est-ce pas ; tu vas digérer cette chair humaine sanglante. » Voilà le genre de plaisanterie qu’ils comprennent ; le poète appelle ces paroles de la reine : « quelques mots railleurs. » Les échanges de reparties satiriques entre Loki et les dieux ne sont pas moins remarquables. Lâches ! crie Loki aux dieux ; prostituées ! crie-t-il aux déesses ; ivrogne ! lui répondent les uns et les autres. Certainement argute loqui n’était pas le propre de cette race.

Violens dans leurs discours, cruels dans leurs actions, ils aiment tout ce qui est fantastique, prodigieux, colossal ; et ce goût paraît même dans les écrits où ils veulent amuser, plus saillant encore que dans les vieux récits celtiques. Thor et le géant vont à la pêche ; le géant met deux hameçons à sa ligne et prend deux baleines à la fois. Thor amorce sa ligne avec une tête de bœuf et pêche le grand serpent qui entoure la terre.

Leurs violences et leurs énergies ne sont pas sans retours ; ils se replient, parfois retombent sur eux-mêmes. Ces êtres forts et intrépides, qui rient quand on coupe leur cœur vivant, sont les victimes des vagues pensées songeuses. Déjà à cette époque lointaine, leur monde qui nous semble si jeune leur paraissait vieux. Ils connaissaient les regrets incertains, les afflictions vaines, le dégoût de la vie. Nulle littérature n’a produit un plus grand nombre de poèmes désolés et de lamentations ; ils foisonnent dans le Corpus poeticum boreale.

C’est avec une religion, des traditions et des idées de ce genre que les Anglo-Saxons avaient abordé la Bretagne d’outre-Manche et s’y étaient fixés. Installés dans leurs « maisons isolées, » s’ils en sortent, c’est pour l’action ; s’ils y rentrent, c’est pour la rêverie solitaire, à moins que ce ne soit pour l’orgie. Toute leur littérature originale, comme celle de leurs frères et cousins du continent, est faite de chants de triomphe et de navrantes complaintes, elle est contemplative et guerrière. Ils ont à se battre contre leurs voisins, ou contre leurs parens d’outre-mer qui, à leur tour, veulent prendre l’île. Le chant de [guerre garde chez eux une faveur persistante et conserve, faiblement atténués, ses caractères de fierté hautaine