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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/564

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l’un d’entre eux : — « La vie humaine me fait songer aux réunion que tu tiens autour du feu avec tes compagnons pendant l’hiver ; il fait chaud dans la salle et dehors hurle la tempête avec ses tourbillons de pluie et de neige. Qu’un moineau se présente à une porte, et, traversant la salle, sorte par l’autre. Tandis qu’il passe, il est à l’abri de la tempête hivernale ; mais cette minute de paix est brève, et, sorti des frimas, en un instant il disparaît aux regards et rentre dans les frimas. Telle est la vie des hommes ; on la voit pour un peu de temps, mais ce qui l’a précédée et ce qui doit la suivre, nous l’ignorons… »

Est-ce Hamlet qui parle ? est-ce Claudio[1] ? Non, c’est un chef anglo-saxon du VIIe siècle, qui s’est levé dans le conseil du roi Eduini et recommande, au témoignage de Bede le Vénérable, d’adopter la religion des moines venus de Rome, parce qu’elle résout le terrible problème. Malgré le passage des siècles et la suite des révolutions, cette même préoccupation est restée dans le pays. Les Puritains l’ont connue, et Bunyan, et le docteur Johnson, et le poète Cowper. Mais chez les races aux tendances classiques, chez les Français, il en est bien autrement. N’empoisonnons pas nos vies de l’idée de la mort, se disait-on, du moins avant notre siècle ; toute chose a son temps, et ce sera assez de penser au trépas quand l’heure en sera venue : — « Mademoiselle, disait La Mousse à la future Mme de Grignan, qui soignait trop ses belles mains, tout cela, pourrira. » — « Oui, mais tout cela n’est pas pourri, » répondait Mlle de Sévigné, résumant d’un seul mot toute la philosophie de beaucoup de vies françaises. Demain, nous serons tristes, et encore, s’il se peut, sans éclabousser nos voisins de notre peine. Il faut se retirer de la vie comme d’un salon, discrètement, « ainsi que d’un banquet, » disait La Fontaine. Et cette bonne grâce qui n’est point de l’indifférence, mais qui ressemble peu aux anxiétés et aux enthousiasmes du Nord, est, elle aussi, la marque d’une race forte ; car elles n’étaient pas composées de médiocres individus, ces générations françaises qui ont marché à la bataille ou s’en sont allées de la vie, aussi éloignées de ricaner que de pleurer : en souriant.

Les exemples de poésies anglo-saxonnes rêveuses ou guerrières pourraient être facilement multipliés, nous avons les désolations de l’homme sans patrie, du nomade sans amis, du marin sur les flots, complaintes toujours associées à ces paysages du Nord dédaignés des littératures antiques. — « Bientôt s’éveille de nouveau l’homme sans amis ; il voit devant lui les vagues fauves, les oiseaux de la mer qui se baignent en étendant leurs ailes, le givre et la

  1. Ay, but to die, and go we know not where, etc.
    (Measure to measure, III, 1.)