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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/649

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point, on a toujours le titre de dame et comtesse, l’honneur de se parer des décorations de l’ordre ; les dames qui prononcent gagnent avec le temps d’assez bonnes prébendes, mais doivent demeurer au chapitre deux ans sur trois et ne point se marier. Une succursale de l’abbaye de Thélème, un de ces charmans abus que l’ancien régime devait entraîner dans sa chute !

A quelque temps de là, pour fêter son mari revenant après une assez longue absence, Mme du Crest eut l’idée de composer une espèce d’opéra-comique dans le genre champêtre, avec un prologue mythologique, où sa fille eut le rôle d’Amour. Afin d’augmenter l’éclat de la fête, on apprit une tragédie et on avait choisi… Iphigénie en Aulide. Toute la société de Bourbon-Lancy et de Moulins assistait aux répétitions. Félicité jouait Iphigénie, sa mère Clytemnestre, et vu la disette d’acteurs mondains, on avait enrôlé dans la troupe les quatre femmes de chambre, toutes jeunes et jolies. Pour avoir des habits, Mme du Crest avait sacrifié sans pitié ses plus belles robes. Admirez la mémoire de sa fille et ce miracle de coquetterie : elle se souvint fort bien que, dans le prologue, son habit d’Amour était couleur de rose, recouvert de dentelle de point parsemé de petites fleurs artificielles ; elle portait aussi des petites bottines couleur paille et argent, ses longs cheveux rabattus et des ailes bleues. L’habit d’Iphigénie, sur un grand panier était de lampas, garni de martre couleur cerise et argent. Il est vrai que les souvenirs du jeune âge restent gravés avec une précision qu’on ne retrouve plus pour ceux des autres époques de la vie : comme les premières amours, ils laissent souvent une trace ineffaçable. On fut si frappé du jeu de Félicité qu’on ne tarda pas à lui confier le rôle de Zaïre, et l’habit d’Amour lui seyait si bien que sa mère le lui fit porter régulièrement. Elle eut son habit d’Amour pour les jours ouvriers, son habit d’Amour des dimanches. Ce jour-là, seulement pour aller à l’église, on ne lui mettait pas d’ailes, et l’on jetait sur elle une espèce de mante de taffetas couleur de capucine, qui dissimulait cette toilette mythologique : d’ailleurs elle suit, habillée en ange, toutes les processions de la Fête-Dieu, mais elle allait continuellement se promener dans la campagne avec tout son attirail d’Amour, carquois sur l’épaule, arc à la main. Au château, sa mère, ses amis ne l’appelaient que l’Amour : tels furent son costume, ses occupations pendant plus de neuf mois ; mélange religieux et romanesque qui devait plus tard se refléter dans son caractère et ses écrits. Elle-même le reconnaît, car sa vanité, une des plus robustes que l’on puisse rencontrer dans notre histoire littéraire, s’accommode fort bien de confesser en bloc ses défauts : c’est même un artifice pour se dispenser d’entrer dans le détail, à l’exemple de cette pénitente qui