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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/677

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En attendant qu’elle songeât à corriger l’Encyclopédie, notre comtesse, obéissant à un usage aussi absurde que répandu, refait des ouvrages d’anciens auteurs, par exemple les Trois Sultanes de Favart : il s’agissait, il est vrai, de jouer la pièce ainsi accommodée. Elle s’y donna un rôle très brillant dans lequel elle chantait, dansait, jouait du clavecin, de la harpe, de la guitare, de la musette, du tympan et de la vielle : Ouf ! Ses amis (elle en eut, et de fort dévoués) lui offrirent plus tard une fête vraiment originale : des tableaux en action tirés de ses livres, avec une symphonie en guise d’intermède entre chaque tableau. On se plaît à espérer qu’ils en avaient oublié quelques-uns.

Mais le meilleur de tous ses ouvrages, et, j’imagine, son meilleur titre à la gloire, c’est l’éducation des princes et princesses d’Orléans. Mme la duchesse de Chartres, alors sous le charme, la nomma gouvernante de ses filles dès le berceau : elle-même quittait le rouge (grand événement dans la vie d’une femme de qualité), se séparait du monde, et, à l’âge de trente et un ans (1777) entrait de son plein gré au couvent de Belle-Chasse, au coin de la rue Saint-Dominique, où l’on avait bâti sur ses plans un joli pavillon au milieu du jardin. Couvent de bon ton, où elle avait un salon très fréquenté et recevait des visites d’hommes jusqu’à dix heures du soir, dont la règle accommodante n’empêche ni une loge à la Comédie-Française, ni les villégiatures à Saint-Leu, au château de la Motte, ni les voyages à Paris ou dans l’intérieur de la France avec les élèves : un compromis entre la vie trop dissipée du Palais-Royal et les rigueurs de l’existence cloîtrée. En 1782, le duc de Chartres, dont les sentimens pour Mme de Genlis devaient tourner en haine ceux de la duchesse, la désigna comme gouverneur de ses trois fils : M. le duc de Valois, le duc de Montpensier, le comte de Beaujolais. (On sait qu’une des jeunes princesses mourut en bas âge, et que le duc de Montpensier, le comte de Beaujolais, ne vécurent pas jusqu’à trente ans). La chose advint d’une manière assez piquante. Le duc consultait la comtesse sur le choix d’un gouverneur, choix impérieusement urgent[1], disait-il,

  1. Quant à M. de Genlis, il s’était de bonne heure ménagé des consolations, et avait même pris les devans, si j’en crois une anecdote assez salée. Il était le principal bailleur de fonds d’une certaine demoiselle Justine, et, la surprenant en tête-à-tête d’oreiller avec son guerluchon (son amant préféré, mais non en titre), le marquis de Lawœstine, il se montra assez indiscret pour lui reprocher sa félonie. « Ingrat que vous êtes, gémit-elle, vous me traitez ainsi quand je me donne une peine de chien pour engager ce jeune homme, qui doit être un jour immensément riche, à épouser votre fille. » Une explication si topique apaisa tout : on consentit à ne plus troubler la négociation, sous cette réserve que Mlle Justine partagerait équitablement ses faveurs entre le beau-père et le futur gendre, et le mariage fut en effet déclaré bientôt. Mlle de Genlis se maria à quinze ans, et, selon l’usage, resta encore deux ans auprès de sa mère avant d’aller habiter avec son mari. M. de Genlis hérita quelques années plus tard de la maréchale d’Étrée, prit le titre de marquis de Sillery, et, ayant suivi la fortune du duc d’Orléans, fut guillotiné en 1793.