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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/693

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qu’elle eût du jeu ; on l’a serrée ; bien habile désormais qui rompra ce nœud ! Ne sachant que faire de sa liberté, on s’est lié les mains ; on est pris, on est à jamais marié. L’anonyme est fermement convaincu qu’en Orient les intérêts allemands et autrichiens sont étroitement solidaires, que toute extension de la Russie de ce côté est un coup pour l’Allemagne comme pour l’empire austro-hongrois. Aussi ne peut-il admettre que la triple alliance ne soit qu’un arrangement temporaire. Il la tient pour une combinaison aussi fixe que les lois mêmes de la nature, et, si je le comprends bien, il lui attribue un caractère religieux et sacré. Il ne saurait en parler sans s’attendrir, sans s’exalter ; elle est, à son avis, une institution nécessaire au bonheur de l’Europe, nécessaire à sa défense contre les barbares de l’Est, contre les brouillons de l’Occident.

S’agit-il d’histoire, de religion, d’éducation publique, il n’est pas de sujet que l’anonyme ne traite avec autant de sagesse que d’agrément ; tout porte à croire que c’est un de ces lettrés, d’humeur libérale et généreuse, dont la conversation a beaucoup de charme. Que dis-je : je ne le crois pas, je le sais. Un Français a eu la bonne fortune de lier connaissance avec lui à Tunis et a gardé le meilleur souvenir des entretiens qu’ils eurent ensemble, de l’aménité de ses manières, de sa liberté d’esprit. Mais la philosophie qu’il peut avoir, il ne la met pas dans sa politique. En vérité, il simplifie par trop toutes les questions du jour et la carte du monde. Il partage les peuples en bons, et en méchans, en justes et en pervers ; tout le bien est d’un côté, tout le mal est de l’autre. L’orgueil allemand est à ses yeux une vertu, la fierté française est une vanité puérile. A Berlin, on n’a que des vues nobles, on y travaille au bonheur, au salut des nations ; à Saint-Pétersbourg, on ne nourrit que des projets noirs, on n’y rêve que de tout mettre sens dessus dessous. Il s’ensuit que tout peuple sympathique à la Russie ne peut avoir que de mauvais desseins, que quiconque incline vers l’Autriche mérite l’estime des gens de bien. Ainsi raisonne l’anonyme, et par suite, le Grec lui est suspect ; le Serbe lui est insupportable ; le Bulgare est pour lui le mieux administré de tous les peuples slaves et peu s’en faut qu’il ne le trouve délicieux. Voilà des principes qui ont la clarté et l’évidence d’axiomes de géométrie, et, dès lors, quatre mots suffisent pour expliquer la situation de l’Europe : la grande société européenne se compose de deux puissances nuisibles et malfaisantes, que trois puissances raisonnables, civilisatrices et pacifiques se chargent, sous l’œil complaisant des Anglais, de tenir en respect et d’empêcher de nuire. Conclusion : la triple alliance doit être une institution aussi permanente que peut l’être la gendarmerie dans les pays où il y a des voleurs et des brigands.

Quoique l’anonyme ait été consul à Tunis et à Marseille, je le soupçonne de nous avoir peu pratiqués : il nous juge comme le vulgaire