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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/704

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ceux (ils sont légion) qui lui ressemblent aujourd’hui. Il a rompu non-seulement avec la formule, mais avec la forme, avec toute forme un peu arrêtée et précise, avec toute espèce de plan, soit dans les morceaux, soit dans les phrases. Plus rien ne se tient, plus rien ne se suit et la musique incertaine, se heurtant aux paroles comme l’aveugle aux cailloux du chemin, s’en va sans but, sans direction, à l’aventure. J’admets que la mélodie imite les détours, les caprices de la pensée et du discours ; j’aime qu’on l’assouplisse et qu’on la ploie, mais non pas qu’on la désarticule et qu’on lui brise les os. Et puis, voyez-vous, avec les théories, et hélas ! la pratique du jour, on voudrait nous donner le change. Gardons-nous de le prendre. Au fond, il n’y a rien dans ce genre de musique. Elle prétend passer pour étrangement intéressante, belle d’une beauté compliquée et mystérieuse ; elle n’est qu’ennuyeuse et le plus simplement du monde, par défaut d’idée et d’inspiration. Décidément l’absolu n’existe pas en art : ni l’absolu du laid, ni l’absolu du beau. Nous avions cru surprendre le premier, l’année dernière, dans une œuvre un peu parente de celle-ci. Nous nous étions trompé. Le tenons-nous cette fois ? Hélas ! on n’atteint jamais l’idéal, mais on peut l’approcher de plus en plus. Nous voilà tout près.

Et pourtant, au moment de finir, des scrupules, presque des remords, nous viennent ; dans ce désert il y a deux ou trois fleurs, dont une exquise ; il est juste de ne les point écraser. Le grand duo d’amour entre Enguerrande et Gaétan, au quatrième acte, commence avec assez de charme et de tendresse, par une phrase inspirée à demi de Gounod, à demi de Massenet. On trouve là de la grâce, de l’élégance, de la passion même et de la chaleur, d’heureux effets d’orchestre, un souffle tour à tour doux et puissant. Une chanson de bûcheron ne manque ni de carrure ni de caractère : carrure sans vulgarité, caractère énergique et sauvage. Mais je sais, entre les pages de la partition, où personne peut-être ne les ira chercher, deux perles véritables, d’un orient mélancolique et pur : d’abord, au premier acte, la complainte de la petite bouquetière Noëma, un lied exquis, de facture originale, d’un sentiment poétique et douloureux.

J’aime particulièrement, dans la seconde strophe, le plaintif accompagnement du violoncelle à l’unisson avec la voix, l’inquiétude des syncopes, plus encore la tristesse de certaines harmonies, tristesse jeune et presque enfantine.

Pauvre Noëma ! le prince Gaëtan, un jour d’orage, dans les bois, l’abrita sous son manteau. Le prince Gaëtan alors semblait l’aimer ; il approcha de ses lèvres le front de la jeune fille, qui se détourna. Aujourd’hui le prince ne se souvient plus, mais l’enfant n’a rien oublié :