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fait eux-mêmes que partager l’erreur commune de leur temps, l’idée fausse que l’on avait, bien avant l’institution du christianisme, sur « l’argent issu de l’argent » qu’Aristote estimait un profit contre nature ? Chacune de ces hypothèses est sans doute partiellement vraie. Toujours est-il que, par une aberration singulière, les mêmes gens qui trouvaient très naturel de louer leurs terres ou leurs maisons, trouvaient dégradant de louer leur argent ; qu’à cette époque de servage, où la personne humaine, susceptible de vente et d’achat, était considérée comme une marchandise, dont le possesseur, clerc ou laïque, surveillait très strictement et s’appropriait, en toute sûreté de conscience, l’accroissement par reproduction, l’or et l’argent, — ou même le blé, car le prêt des denrées était aussi mal vu que le prêt des métaux, — n’étaient pas regardés comme pouvant à bon droit se reproduire par la location.

On n’oserait se montrer trop sévère pour ces excentricités de la raison des aïeux, parce que nos descendans trouveront encore matière à rire dans beaucoup de nos idées actuelles qui nous paraissent les plus respectables, que beaucoup de professions sont décriées ou vénérées qui, dans deux ou trois siècles sans doute, ne le seront plus. N’oublions pas qu’il y a fort peu de temps qu’un chirurgien est l’égal d’un médecin, fort peu de temps aussi que les artistes dramatiques jouissent du droit commun des chrétiens et des citoyens, et que les marchands d’esclaves n’en jouissent plus, qu’un agent de la police criminelle, qui maintient l’ordre social en pourchassant, au péril de sa vie, ceux qui tendent à le troubler, est infiniment plus bas placé dans l’estime publique qu’un huissier ou un avoué qui rendent de moindres services. La carrière industrielle, même depuis 1789 où elle ne fait plus déroger personne, continue à être en France, dans certaines classes éclairées, moins prisée que le métier militaire, quoique ce dernier offre beaucoup moins de danger, dans les longues périodes de paix qui ont été l’honneur de notre siècle, que vingt professions très périlleuses et plus utiles à l’humanité.

Ces opinions et bien d’autres, vestiges du moyen âge, nous aident à comprendre comment le rôle de prêteur d’argent a pu être regardé, durant de longs siècles, comme une occupation avilissante pour ceux qui l’exerçaient habituellement, ou qui, indirectement, par l’octroi de leurs capitaux, y participaient.

De là l’extrême rareté des prêteurs, la mauvaise organisation du prêt et le taux inouï de l’intérêt, conséquences naturelles de l’absence de concurrence et du défaut de sécurité. On connaît la législation spéciale et incohérente appliquée, pendant quatre cents ans, par les divers princes de l’Europe, aux tristes banquiers de leurs États, juifs et Lombards, traités tantôt comme des vaches à lait,