abstraits : idées, principes, rapports, et l’on voit tel fait de son histoire, comme l’offensive hardie de la guerre de la succession d’Autriche, et l’on entend le canon de ce philosophe.
Génie froid, comme la raison pure, sûr de lui, maître de lui, sincère envers lui-même et d’autant plus capable de tromper les autres, libre de toute prédilection, de tout préjugé, de toute passion, impartial comme il dit, c’est-à-dire indifférent à tout ce qui n’est pas lui et l’intérêt de la Prusse ; ferme héroïquement, extrêmement hardi, mais point aventureux, ni chimérique, ni chercheur d’impossible, qui sait à la fois ce qu’il veut et ce qu’il peut, et voudra tout ce qu’il pourra, tout, mais rien de plus, incapable d’erreurs, car la raison de Frédéric n’a pas de faiblesses, et son imagination point de rêves. Génie froid, d’une froideur du nord, paré d’une grâce de jeunesse, mais qui ressemble à celles des printemps de Rheinsberg, où le vent qui vient de la Baltique et de la plaine énorme de l’est glace la nudité des statues grecques et souffle dans les sapins sa chanson mélancolique.
Cependant il n’y a pas ici que réalisme et prose. Le prince que Frédéric veut être et qu’il sera ne descend pas du ciel, il est vrai ; son autorité sort de la fange terrestre, de l’imperfection des hommes et de leur incapacité à vivre libres. Il n’est qu’un homme en philosophie, un mortel qui tout entier mourra ; Dieu n’a point pour lui d’attentions particulières ; Dieu se… moque de lui. Du roi de Bossuet à celui-ci, quelle déchéance ! Mais l’idée que Frédéric se représente d’un roi gouvernant la masse entière par des agens qui exécutent ses desseins est exactement celle qu’il s’est faite de Dieu gouvernant le monde. Après avoir rabaissé l’origine de la royauté, il exalte la fonction ; après avoir réduit la personne royale à ne valoir que juste ce qu’elle vaut par elle-même, il n’hésite pas à déclarer, ce réaliste, que « les rois gouvernent à l’exemple de Dieu. » Dès lors, quels devoirs et quelles obligations de ce mortel envers une fonction divine, et quelle grandeur enfin, s’il est égal à sa tâche ! Car, s’il ne règne point par la grâce de Dieu, il ne croira pas être un simple instrument dans la main divine : sa majesté résidera toute en lui ; sa fortune sera l’œuvre de sa sagesse. Ce sera un grand spectacle de le voir, force isolée, qui n’a pas de recours hors d’elle-même, cheminer par les chemins les plus rudes, sur des bords de précipices, sans attendre du ciel obscur et muet une lumière ni une voix.
ERNEST LAVISSE.