Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/855

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde de la pensée et le monde de l’étendue. Il avoue à la princesse Elisabeth, dans une de ses lettres les plus curieuses, qu’il serait « très nuisible » de n’occuper son entendement qu’à méditer les idées métaphysiques, à cause qu’il ne pourrait si bien vaquer aux fonctions de l’imagination et des sens, » mais il est absolument nécessaire, une bonne fois, de se faire une opinion raisonnée. La « principale règle » que Descartes avait toujours observée en ses études, écrit-il encore à Elisabeth, était de n’employer que quelques heures par an aux pensées « qui n’occupent que le seul entendement, » c’est-à-dire à la métaphysique, « et quelques heures par jour aux pensées qui occupent l’entendement et l’imagination, » c’est-à-dire aux mathématiques et à la physique. Le reste du jour devait être consacré à des délassemens ou à des promenades dans les champs, à l’exclusion des « conversations sérieuses ; » et quant au repos de la nuit, il devait être aussi long que possible. « Je dors ici dix heures toutes les nuits, écrit-il à Balzac, et sans que jamais aucun soin ne m’éveille. Après que le sommeil a longtemps promené mon esprit dans les bois…, je mêle insensiblement mes rêveries du jour avec celles de la nuit ; et quand je m’aperçois d’être éveillé, c’est seulement afin que mon contentement soit plus parfait et que mes sens y participent ; car je ne suis pas si sévère que de leur refuser rien qu’un philosophe leur puisse permettre sans offenser sa conscience. » Les choses de la vie, en effet, qui se rapportent à « l’union de l’âme et du corps, » se connaissent mal par « l’entendement et l’imagination, » et « très clairement par les sens ; » c’est donc en vivant qu’on a la vraie notion de la vie, qu’on se sent « une seule personne qui a ensemble un corps et une pensée. » Il conseille à Elisabeth de faire comme lui, de se laisser vivre, de ne point s’absorber trop longtemps ni trop exclusivement dans les pensées métaphysiques. Avis aux philosophes et au commun des mortels.

Cependant, puisque nous en sommes à l’heure de la métaphysique, et que Descartes lui-même nous invite à le suivre au moins une fois dans son monde de l’entendement, faisons avec lui ce grand voyage de découverte. Il ne s’agit de rien moins que des plus hauts objets de la spéculation et de la pratique : la nature de notre moi, celle de notre premier principe, enfin l’essence idéale ou réelle de la matière. Ces problèmes ultimes de la métaphysique, loin de rouler sur des abstractions, selon le préjugé vulgaire, roulent sur les réalités mêmes, y compris notre propre réalité, par conséquent sur le sens et la valeur de l’existence. De là, pour tout esprit non superficiel, leur intérêt plus dramatique que les drames mêmes de l’histoire.