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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/878

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je la conçois comme n’étant pas ; j’ai l’idée de l’être parfait comme manquant de quelque chose pour exister. — Descartes ne veut pas qu’on prête à nos idées des attributs qui ne leur conviennent point, comme un algébriste qui attribuerait à des quantités un faux exposant : il y a d’abord un être qui, dans son idée même, m’est donné comme réel, quoique contingent, c’est moi ; il y a ensuite des êtres contingens qui, dans leur idée, ne me sont donnés que comme possibles, les corps ; mais il y a un être qui, dans son idée, m’est donné comme nécessaire, l’être parfait. « Étant assuré que je ne puis avoir aucune connaissance de ce qui est hors de moi que par l’entremise des idées que j’ai en moi, je me garde bien de rapporter mes idées immédiatement aux choses et de leur attribuer rien de positif que je ne l’aperçoive auparavant en leurs idées. » Voilà le principe de tout idéalisme. D’où cette conséquence : tout ce qui « répugne à nos idées des choses est absolument impossible de ces choses. » Par là Descartes fait de l’idéalisme même le moyen d’atteindre au vrai réalisme ; mais, au lieu de dire : « absolument, » il eût dû dire : « relativement à nous. » C’est la grande correction apportée par Kant à l’idéalisme moderne.

Ainsi présentée, l’analyse de l’idée de perfection n’est plus le sophisme classique où d’un Dieu simplement conçu dans les prémisses, on prétendrait tirer, par voie de conclusion, un Dieu réellement existant, comme si, d’une statue simplement pensée, un sculpteur espérait tirer une tête et des bras réels. « L’existence » que Descartes conclut de « l’essence » divine est, comme cette essence, tout idéale ; il y a là deux idées indissolubles, dans notre esprit, et c’est par la valeur objective attribuée à ces idées que l’existence idéale de Dieu est affirmée ensuite comme étant réelle.

On le voit, la célèbre preuve cartésienne est une complète transfiguration du raisonnement de saint Anselme, grâce au vaste système d’idéalisme dont elle n’est qu’une application particulière. Si donc nous voulions discuter cette preuve, il faudrait critiquer la valeur objective des idées en général, et, en particulier, de l’idée du parfait. Que notre esprit trouve en cette idée sa satisfaction, on peut, encore aujourd’hui, l’accorder à Descartes ; et si nous n’avions par ailleurs aucune raison de mettre en doute la réalité de la perfection, nous donnerions notre assentiment à l’idéal suprême de l’intelligence et de la volonté. Par malheur, le monde avec tous ses maux nous apparaît de plus en plus comme une raison de doute : c’est le grand scandale. D’autre part, la critique idéaliste de notre intelligence et de ses formes, dont Descartes eut le pressentiment, devait elle-même aboutir à nous faire comprendre que, dans nos spéculations sur l’infini, sur le parfait et