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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/939

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comme les castes qui triomphent, elle s’isole en s’épurant et s’amollit par le succès… Ils ne voient dans la France qu’une ferme ou une maison de commerce… » — Voici enfin le coryphée de la troupe, M. Guizot, toujours disputé entre ses préjugés d’habitude et la noblesse native de son âme ; il définit ainsi le parti avec lequel il gouverne : « Trop étroit de base, trop petit de taille, trop froid ou trop faible de cœur ; voulant sincèrement l’ordre dans la liberté, et n’acceptant ni les principes de l’ordre ni les conséquences de la liberté ; plein de petites jalousies et de craintes ; étranger aux grands désirs et aux grandes espérances, les repoussant même comme un trouble ou un péril pour son repos… J’en dirais trop si je disais tout. »

De l’aveu de notre auteur, cette dépression de la classe dirigeante se communiquait à toutes les manifestations de la vie nationale. La corruption administrative et électorale, bien qu’exagérée à plaisir par les clameurs d’une opposition qui n’eût pas mieux agi, reste un mal avéré par les nombreux éclats de la fin du règne. La littérature, le miroir social où il faut toujours regarder l’image d’une époque, changeait brusquement de physionomie. Au romantisme essoufflé succédait ce que Sainte-Beuve appelait ici même, dans un article souvent cité par M. Thureau-Dangin, la Littérature industrielle. Stimulé par la transformation commerciale de la presse politique, le roman-feuilleton aidait largement à cette transformation ; et en même temps qu’il témoignait par ses procédés de l’industrialisme envahissant, il attestait, par la nature de la marchandise offerte et demandée, cette détresse de l’imagination publique qui cherchait partout un aliment. L’historien nous montre dans un croquis amusant les progrès rapides du monstre, la fièvre de cette société tenue haletante par les aventures du Chourineur ou de la Louve, depuis le ministre de l’intérieur jusqu’à ce lecteur convaincu qui vint se pendre dans l’antichambre d’Eugène Sue, heureux de mourir là. Le premier et le grand coupable lut Alexandre Dumas ; cependant M. Thureau-Dangin ne peut s’empêcher d’accorder des circonstances atténuantes au joyeux Homère du feuilleton. Je les demande aussi pour ses lecteurs : ils étaient bien excusables de préférer la geste de Porthos et de d’Artagnan à celle de M. Lacave-Laplagne et de M. Cunin-Gridaine. Alexandre Dumas était le Napoléon de ce temps. Nous avons dans le sang depuis un siècle une napoléonite aiguë ; le magicien corse a tendu si fort les imaginations françaises vers le merveilleux, qu’elles réclament à chaque génération un équivalent de l’épopée ; lorsque la vie réelle ne leur offre pas cette pâture, elles la demandent aux romanciers, à un Dumas, à un Balzac. M. Thureau-Dangin n’est-il pas un peu sévère pour ce dernier ? Les Parens