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année, d’exciter l’inspiration spontanée d’un grand nombre de sculpteurs, sans que la plupart sachent d’avance ce que deviendra le fruit de leur travail désintéressé. Il se forme, autour de cette figure sacrée, dans les âmes des artistes, une sorte de religion et de culte qui les oblige presque tous, un jour ou l’autre, à lui apporter l’hommage de leur forte ou modeste inspiration. Quel est l’artiste français qui, à une certaine heure de sa jeunesse, n’a pas rêvé de réaliser, mieux ou autrement que ses prédécesseurs, ce type idéal de la chasteté, de l’énergie, de l’intelligence appliquées à la conduite des affaires terrestres, comme autrefois les artistes chrétiens s’efforçaient tous de se refaire la Vierge-Mère au gré de leur piété particulière ? Dans la déroute générale de toutes les croyances, celle-là du moins subsiste, et tous ceux qui touchent à cette grande figure en sont ennoblis et purifiés. L’ouvrage le plus considérable qu’ait inspiré, cette année, l’héroïne, est un groupe équestre et colossal, par M. Roulleau, l’ouvrage le plus réussi est une statue en pied et de grandeur naturelle, par M. Barrias. Jusqu’à présent, lorsque nos artistes avaient représenté la Pucelle à cheval, depuis Foyatier jusqu’à MM. Frémiet et Paul Dubois, ils nous l’avaient toujours montrée dans l’attitude calme de la victorieuse, douce et modeste, dont la seule pensée est de reporter à Dieu, qui l’a envoyée, la gloire de son triomphe. La femme d’action, la commandante des miliciens et des soudards, l’énergique batailleuse qui, sans autres armes que son étendard, poussait sus avec tant d’audace et ramena tant de fois au combat, aux Tournelles, devant Paris, dans l’échauffourée de Compiègne où elle succomba, les gens d’armes débandés, les avaient moins tentés. Peut-être pensaient-ils que la mission de Jeanne fut surtout une mission morale, que le courage physique, déployé par elle en mainte circonstance, n’est rien auprès du courage de cœur, d’esprit et d’âme qu’elle ne cessa de montrer, à tout moment, depuis son départ de Vaucouleurs jusqu’à sa dernière invocation sur le bûcher et que l’on courait risque de rapetisser cette sublime image, de n’en plus faire qu’une virago héroïque, en la voyant seulement sur le champ de bataille en train de mener une charge ou d’écraser des ennemis, ainsi qu’on a fait et qu’on peut faire pour tant de généraux vaillans ou d’audacieux condottieri. M. Roulleau, nous devons le dire, n’a pas échappé à ce danger. Son groupe énorme, très mouvementé, très voyant, qui implique à la fois une grande force de volonté et une grosse somme de talent, ne laisse ni dans les yeux, ni dans l’esprit, l’impression durable et heureuse que l’auteur avait cherchée. Jeanne, montée sur un très grand cheval, le pousse en avant, lâchant les rênes, par-dessus un monceau d’ennemis renversés ; c’est le mouvement du