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avait découvert de bonne heure que tout peut servir à tout. Mais il avait des loisirs, il sut les employer. « Dès le premier jour où je reconnus qu’une profession littéraire était ma vraie destinée, écrivait-il en 1825, je résolus de faire tous mes efforts pour me dépouiller de cette sensibilité irritable ou, pour trancher le mot, de cette vanité qui rend misérable et ridicule toute la race des poètes. Je n’ai rien négligé pour étouffer en moi cet amour des complimens et des louanges qui est leur tourment et leur supplice. »

Jamais homme de lettres n’eut une modestie plus vraie, ne se jugea avec plus de candeur et n’eut plus de mérite à ne pas se surfaire. Quand il arrivait à Londres, toutes les portes s’ouvraient devant lui, toute l’aristocratie anglaise briguait l’honneur de lui faire fête, et le souverain s’empressait de l’inviter à dîner. A peine débarquait-il à Paris, les dames de la Halle lui apportaient d’énormes bouquets et lui adressaient « des discours pleins d’huile et de miel. » Le lendemain, des princesses russes, qui s’étaient promis de traverser les mers pour le voir, le suppliaient de leur accorder une audience. « J’assistais ce soir au raout de l’ambassadrice d’Angleterre. Il y avait là une foule de femmes du premier rang, et si les paroles douces, tombant de jolies lèvres, pouvaient procurer une indigestion, j’aurais demandé grâce. On peut avaler une grande quantité de crème fouettée sans qu’elle incommode un vieil estomac. »

A vrai dire, certains complimens venus de bons endroits ne lui étaient point indifférens, et quand il recevait une lettre de Goethe, il se félicitait d’être apprécié par « le Voltaire de l’Allemagne. » Mais les éloges du vulgaire le touchaient peu ; il eût dit volontiers comme la danseuse d’Horace : Satis est équités mihi plaudere. Un jour, son éditeur le somma de retrancher quelques passages d’une préface où il parlait de lui-même sur un ton trop cavalier : « Ne crachez pas dans le plat, vous en dégoûterez le public. » Mais il ne prenait pas le public au sérieux ; il pensait que les gens capables de juger une œuvre littéraire sont bientôt comptés, que les autres sont les esclaves irréfléchis de la mode : « Ayez un nom, et on admirera toutes les sottises que vous écrirez ; n’ayez pas de nom, et vous pourriez écrire comme Homère sans plaire à âme qui vive. Je suis l’enfant gâté du succès. » Il décourageait par sa froide réserve les empressemens souvent intéressés de ses admirateurs. Il voulait qu’on fût simple et rond comme lui, et qu’on lui parlât de toute autre chose que de ses livres. Il avait une égale aversion pour les pontifes et pour les cuistres, pour les quémandeurs de louanges et pour ce qu’il appelait le « quiétisme de la fatuité. »

La gloire a ses charges, la sienne en avait beaucoup, et il y était plus sensible qu’aux jouissances qu’elle procurait à son amour-propre.