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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/310

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espère. Elle a droit au bonheur puisqu’elle en a conçu l’idée ; ne pouvant le rencontrer en cette vie mortelle, tout au moins ne pouvant l’y fixer, elle l’a placé au-delà, dans les régions célestes des compensations et de la justice. Ces régions, l’avenir les promet, mais le passé les a décrites en ses légendes sacrées ; elles ont été le berceau des premières créatures humaines ; elles rayonnent d’un tel charme que l’on en a fait le séjour divin où seront admises les âmes sans tache ; c’est une sorte de patrie idéale qui sera rendue aux descendans du premier couple après le long exil de la terre.

Tous, à des degrés divers, nous avons un paradis perdu ; pour les uns, c’est l’enfance ; pour les autres, c’est la jeunesse ; pour tous, c’est une période éloignée qu’embellissent les illusions du souvenir, où disparaissent les imperfections, les souffrances et les lassitudes. C’est comme un point lumineux d’où toute ombre serait écartée. Vu de loin et du haut des montagnes, le paysage est admirable : tout y est pondération des lignes, harmonie des couleurs, splendeur des formes, grâce et beauté. On s’extasie et l’on s’écrie : qu’il ferait bon vivre là ! Que de fois cette exclamation m’est échappée en ma vie de voyageur ! Je me hâtais pour aller regarder de près la merveille qui m’avait ébloui de loin. A mesure que j’approchais, la fantasmagorie s’évanouissait : marécages, sables, landes arides, arbres rabougris, rochers rongés par la lèpre des lichens, tristesse et stérilité. Qui donc a tout changé ? Est-ce une fée perverse ? Non pas ; la coupable, c’est la fée des lointains, la fée bienfaisante qui transmue les cailloux en pierres précieuses, les broussailles desséchées en buissons bordés d’azur pour la délectation du sage resté à distance, jouissant de l’apparence et ne se souciant point de pénétrer dans la réalité.

C’était le bon temps, dit l’homme ; c’était le bon vieux temps, dit l’histoire ; lieux-communs que l’on répète parce qu’on les a reçus des ancêtres qui les tenaient de leurs aïeux. Ce n’est pas hier que Nestor, assis au milieu des chefs de l’armée grecque, raconte que de son temps, du bon temps de sa jeunesse, on était plus sagace, plus courageux, plus agile ; tout a dégénéré : les pierres sont lancées moins loin, les flèches frappent moins vigoureusement, la force humaine n’est plus ce qu’elle a été. C’est la manie des vieillards, c’est leur consolation peut-être de dénigrer le présent au détriment du passé qu’ils glorifient :


Et les fils de nos fils qui sont moins grands que nous !


dit le vieux Job dans les Burgraves.