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révolté. Rien n’est resté intact dans le pauvre moribond, les sentimens eux-mêmes ont été décomposés : de toutes les facultés qui avaient fait de lui un être complet et pondéré, la sensibilité de la chair seule subsiste ; la douleur physique s’en empare et en abuse jusqu’à l’exaspération. Pour les témoins de ces luttes sans merci, où l’immoralité de la nature se montre dans sa lâcheté supérieure, un soupir de soulagement se mêle au dernier soupir de la victime ; enfin, il ne souffre plus ! Certaines sectes annoncent le décès d’un des leurs par une phrase consacrée : notre frère est entré dans le repos. Cela rappelle l’exclamation de Luther dans le cimetière de Worms : Invideo quia quiescunt ! je les envie parce qu’ils reposent.

Nous avons la manie de chercher des causes morales à toute chose, même à des accidens exclusivement physiques. Combien de malades, de femmes dévorées par un cancer, d’hommes désarticulés par l’arthrite disent avec une conviction qui est touchante à force d’être naïve : — « Je ne sais pas pourquoi je souffre tant, car je n’ai jamais fait de mal à personne. » — En somme, ils ont raison de ne pas comprendre l’incompréhensible, de s’indigner contre l’injustice de la douleur, et de s’étonner de l’inaction de la Providence qu’on leur a enseigné à invoquer. Cesser de vivre devrait suffire : le reste est superflu, et, par conséquent, cruel. Cette souffrance de surcroît, qui semble l’œuvre d’une divinité malfaisante, explique les mulochs dévorateurs altérés de sang, éclatant de joie aux supplices et que la crédulité enfantine des superstitions s’imaginait apaiser en les gorgeant de victimes humaines : — « Puisque tu ne te plais qu’aux gémissemens, aux sanglots, aux maux incurables, accepte en sacrifice les meilleurs, les plus purs, les plus innocens d’entre nous et que cela nous mérite d’être épargnés par Toi, ô Dieu de haine que rien n’apaise, maître de la guerre, générateur des pestes, protecteur des lentes agonies ! O Seigneur du meurtre, des ulcères et de la lèpre, détourne ton souffle de nous et laisse-nous mourir en paix ! »

Les cultes sanguinaires ont fait leur temps et ne reviendront plus ; mais est-on bien certain que les créatures simples, lorsqu’elles souffrent, ne se tournent pas vers Dieu en l’accusant, en lui disant : — « Que t’ai-je donc fait pour tant souffrir ? » — C’est le cri de la douleur, comme le cri du bonheur est : — « O mon Dieu ! je te remercie ! » — Cela prouve qu’en notre pauvre race les erreurs ont la vie dure, car faire remonter à la divinité, quelle qu’elle soit, la responsabilité des incidens de la vie humaine, c’est accepter la pensée qui semble naître avec le monde historique et que l’on trouve inscrite en tout chapitre des premiers livres de la Bible : l’homme est ici-bas récompensé ou puni selon ses mérites