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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/320

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homme de génie que celui qui en découvrira le remède ! Si jusqu’à un certain point on l’excuse chez le malheureux qui n’a d’autre joie que de « s’étourdir » en buvant une gaîté factice ; que penser des gens bien nés, instruits, auxquels nul honnête plaisir n’est interdit et qui trouvent là je ne sais quelle jouissance suprême qu’ils recherchent au lieu de la rejeter avec dégoût ?

Ni le rang, ni la fortune, ni l’éducation n’y échappent et de hautes intelligentes y ont sombré. J’ai connu le descendant d’une de nos grandes familles historiques qui roulait volontiers sous la table ; je pourrais nommer un millionnaire qui se grise, — pour être exact, — qui se soûle avec ses palefreniers ; il est telle femme du monde, correcte d’allures et distinguée, qui s’enferme et boit jusqu’à ce que sa femme de chambre la ramasse et la couche. O vous qui jamais n’avez bu plus que de raison, bénissez les Dieux immortels, ils ont tourné vers vous des yeux bienveillans ! J’ai toujours eu un dédain peu déguisé peur les chansonniers dont la muse titubante célèbre le jus divin, le sang de la treille, les dons de Bacchus et les hoquets de Silène. Ils sont nombreux, en toute langue, les couplets rimes à la gloire de ceux que Rabelais nommait : les humeurs de piots ; ce n’est point à l’honneur de la poésie cosmopolite. Il serait mieux de reconnaître que toute ivrognerie est crapuleuse et qu’elle met l’homme de plain-pied avec la brute. Des races entières périssent du mal d’eau-de-vie : regardez du côté des Peaux-Rouges, bientôt ils ne seront plus.

Dans un couvent situé non loin d’Agré-Dagh qui est le mont Ararat, un moine arménien m’a raconté une légende qui peut n’être pas déplacée ici. Lorsqu’Eve et Adam eurent détaché et mangé la pomme, ils furent subitement doués de connaissances qu’ils n’avaient point soupçonnées et dont le Seigneur Dieu fut inquiet. Au vingt-deuxième verset du troisième chapitre, la Genèse nous enseigne qu’il a dit : « L’homme est devenu comme l’un de nous, sachant le bien et le mal. » Craignant que l’homme ne fût semblable aux Dieux, ainsi que le serpent l’avait promis, l’Éternel créa la vigne afin qu’il devînt semblable aux bêtes. Le bon moine, caressant sa longue barbe noire et faisant ronfler son narghilé, me regarda avec malice et ajouta : « Dieu était en cas de légitime défense, je le reconnais, mais je crains qu’il n’ait dépassé le but, car, malgré sa prescience, il n’a pu deviner que l’on mettrait la fureur et la folie en bouteille. » Ayant dit cela, il avala un verre de raki et fit claquer sa langue.

Ces deux vices, ces deux maladies dont le remède pourrait bien être simplement un effort de volonté persistant, n’ont point enlaidi « les plaisirs de mon jeune âge » qui se sont traînés entre