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qu’éclaire, en certains cas, une intuition qu’il n’est pas facile de définir. L’homme que nous avons juché trop haut, elle le place généralement trop bas, par esprit de réaction ; le niveau se fait de lui-même et semble établir une transaction justifiée entre deux opinions extrêmes. En fait de réputation, la moyenne est encore ce qu’il y a de plus prudent et, dans cette œuvre d’équité, la jeunesse a une part considérable. Pour ne citer qu’un exemple et répéter un nom que j’ai déjà prononcé, c’est la jeunesse de mon temps qui a mis en place Béranger que la jeunesse de la Restauration avait installé précisément au milieu du soleil : à vouloir le regarder, on était aveuglé. La jeunesse actuelle est sévère pour des hommes auxquels nous n’avons rien ménagé, ni la gloire, ni les promesses d’immortalité : je crains que l’avenir ne ratifie quelques-uns de ses jugemens.

Entre des hommes éloignés les uns des autres par un grand nombre d’années, l’entente est souvent difficile, car nul malentendu ne les sépare. Ils appartiennent à des ordres d’idées différens ; ils ne parlent point le même langage ou, du moins, les mots n’ont pas toujours la même signification. Cela tient à ce que la culture de l’esprit n’a pas été, n’a pu être analogue. Lorsque se produisent des œuvres nouvelles, contradictoires aux œuvres passées, le cerveau vierge de la jeunesse les reçoit avec curiosité, les cultive avec plaisir et les fait fleurir par son enthousiasme. Le cerveau de la vieillesse y reste réfractaire, car il est saturé : par habitude, par sélection, peut-être par tendresse du souvenir, les œuvres anciennes y tiennent toute la place. Où caser des admirations supplémentaires lorsque déjà l’esprit est encombré des admirations d’autrefois. Je suis d’âge à l’avoir souvent constaté ; on dirait que la réplétion intellectuelle est telle que nul aliment ne peut plus être accepté. Un aliéniste, physiologiste et psychologue, m’a dit : — « Vers la cinquante-cinquième année, le cerveau de l’homme devient ruminant. » — Ce qui tendrait à prouver qu’il y a quelque vérité en cet aphorisme, c’est que le goût pour les productions de l’art se modifie d’une façon très sensible selon les générations qui se succèdent. J’ai vu cela pour la musique et j’ai assisté à des transformations qui ont renversé une à une les statues dressées autrefois. Au plus vieux qu’il me souvienne, je retrouve Spontini et Weber ; Rossini apparaît et tout semble rentrer dans le silence pour mieux permettre de l’écouter ; Boïeldieu, Auber gravitent autour de lui comme les satellites d’une planète ; l’engouement est aux Italiens ; il faut l’énergie, l’entêtement de Habeneck pour faire accepter Beethoven : musique savante ; on veut donner bonne opinion de soi et l’on applaudit, mais le cœur n’y est pas et