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ont grandi Mme Goethe. Elle était la digne mère de son illustre fils, cette bonne ménagère allemande, quoiqu’elle mît elle-même son vin en bouteilles et qu’elle usât largement du droit qu’on avait alors, en tout pays, de faire des fautes d’orthographe. Exquise par l’intelligence autant que par le cœur, elle est un exemplaire achevé d’une classe qui était justement en train de se faire une meilleure place, plus large et plus haute, sur la scène du monde, et que nous connaissons mal, parce que les romanciers et les auteurs dramatiques s’occupaient encore fort peu des bourgeois, sinon pour en faire des ganaches. En vivant auprès de Mme Goethe, dans sa vieille maison de Francfort, nous apprenons de quel milieu sortaient les Saint-Preux et les Werther, quelles idées ils avaient sucées au berceau et dans quel esprit ils affrontaient la bataille contre les préjugés de classes et la sottise nobiliaire. Nous voyons la bourgeoisie du XVIIIe siècle à l’œuvre, préparant ses fils à leurs hautes destinées ; mais c’était souvent sans le savoir, et il arrivait que les premières résistances, ces jeunes ambitieux les rencontraient à leur loyer. Ce fut le cas pour Goethe, cruellement entravé par un père respectueux de la tradition ; et ce fut la gloire de sa mère d’avoir été son alliée fidèle dans sa lutte pour être le premier, à la cour comme à la ville, aux dépens de n’importe qui et de n’importe quoi, de par les seuls droits du mérite et au mépris des antiques privilèges du sang.


I

Les origines de la famille Goethe sont modestes. L’arrière-grand-père du poète était maréchal-ferrant dans un bourg de la Thuringe. Il eut un fils qui apprit « l’honorable » métier de tailleur et vint s’établir à Francfort, où il fit une petite fortune et épousa en 1705 la propriétaire de l’auberge du Saule, située dans la grande rue de la ville et bien achalandée. Ses affaires continuèrent à prospérer, et c’est du Saule qu’est venue la grande aisance de ses descendans. Après sa mort, sa veuve se retira dans une maison qu’elle avait achetée rue de la Fosse-aux-Cerfs et qui est aujourd’hui un but de pèlerinage pour l’Allemagne, car c’est là qu’est né Goethe. Celui-ci se rappelait très bien avoir joué dans sa petite enfance auprès du fauteuil ou du lit de sa grand’mère, l’ancienne hôtelière de la grande rue. Elle était maigre, invariablement vêtue de blanc, et il la voyait, dans ses souvenirs, semblable à une ombre.