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Madame la conseillère est tout en l’air, — plus de lectures régulières, — de clavecin, — de fuseaux à dentelle, — et elle est bien contente quand tout est rentré dans l’ordre. » Il y avait encore un coup de feu à l’automne, pour vendanger la belle vigne que M. Goethe possédait aux portes de la ville et récolter les fruits du grand verger qu’il avait loué dans le voisinage. Mme la conseillère présidait à tout, et le spectacle de son activité sereine remplissait l’esprit de son fils de sensations qui n’ont pas été perdues, et qui n’étaient pas méprisables, n’en déplaise à ceux qui ne soupçonnent pas ce qu’il peut y avoir de poésie dans les soins les plus humbles et les actions les plus communes. Goethe a utilisé ces sensations-là dans un de ses plus purs chefs-d’œuvre : il en a fait Hermann et Dorothée.

Tout en aidant sa mère à mettre le couvert, le petit Wolfgang causait littérature. Il ne s’en serait pas avisé avec son père : M. Goethe et lui ne s’entendaient pas en littérature. Certes, M. Goethe était loin de proscrire les belles-lettres. Bien qu’il fit peu de cas, en général, des ouvrages qui n’apprennent rien, il savait qu’il est séant à un homme dans une certaine situation d’aimer les vers, et il leur faisait une place dans sa bibliothèque, mais il en était resté à Gottsched et aux vers classiques imités de Boileau. Il devait trouver admirable le mot de Gottsched définissant la poésie « une affaire de bon sens ; » c’était tout à fait dans ses idées, et il voyait de très mauvais œil les signes qui annonçaient de toutes parts une renaissance du génie national. Le Messie de Klopstock lui causa une indignation douloureuse. Il déclarait que ça n’était pas des vers, puisqu’il n’y avait pas de rimes, et il faillit se brouiller avec un ami d’enfance qui détendait le Messie en alléguant qu’il est sans importance que des vers ne soient pas des vers, pourvu qu’il y ait de belles pensées. M. Goethe s’était fâché tout de bon, et il avait défendu de laisser entrer le livre de Klopstock dans sa maison.

Vaine précaution. Son marmot de fils avait en poésie des instincts révolutionnaires, et il était encouragé par sa mère, une autre indisciplinée qui osait dire avec orgueil : — « Grâce à Dieu, mon âme n’a jamais mis de corset, aussi je sens tout ce qui est vrai, bon et bien, plus vivement que peut-être mille autres femmes. — Et c’est ce sentiment robuste, non frelaté, de la nature, qui préserve mon âme (dont soit à Dieu louange éternelle) de la rouille et de la pourriture. » Mme Goethe ne se vantait pas en parlant ainsi. Son âme était parfaitement saine, son esprit parfaitement libre, et elle aimait sans corset « tout ce qui était vrai, bon et bien, » rimé ou non, sans se soucier une seconde des règles et de Gottsched. Son