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s’arrangéra bien… Tout va à souhait, et cela fait ici, naturellement, une sensation extraordinaire. »

Le 5 janvier (1776), les choses se gâtent pour la pauvre Mme Aia : — « Chère tante, j’ai besoin d’écrire à ma mère, c’est pourquoi je vous écris, afin que vous méditiez ma lettre ensemble. Je continue à être dans la situation du monde la plus enviable. Je plane au-dessus de toutes les relations les plus hautes et les plus intimes, j’ai une influence heureuse, et je jouis, et j’apprends, et ainsi de suite. Mais j’ai besoin d’argent, — car personne ne vit de l’air du temps, — je prie donc ma petite tante d’examiner avec ma mère si mon père aura le cœur et le bon sens, lui sur qui tombent les reflets de la gloire de son fils, de me donner 200 florins, ou une partie de cette somme. »

Vinrent ensuite un certain nombre de notes à payer, adressées de Weimar à M. le conseiller impérial Goethe, qui se mit dans des fureurs horribles. Puis une lettre fort impérieuse : « (6 mars 1776). Chère tante,.. je vous supplie une fois pour toutes[1] de vous tranquilliser. Mon père peut mijoter ce qu’il lui plaira ; je ne peux pas passer mon temps à répondre sur cela et à le dissuader de ses lubies. Voici les faits : je reste ici ; j’ai loué un beau logement ; mon père me doit ma dot et de quoi m’équiper ; ma mère s’y prendra comme elle voudra pour lui glisser cela ; seulement, qu’elle ne fasse pas l’enfant, car je suis le frère et le tout d’un prince. Der II[2] m’a fait de nouveau cadeau de 100 ducats. »

Le 18 mars, nouveau billet sur le même sujet, se terminant ainsi : — « Le duc a commandé secrètement tout mon mobilier pour m’en faire cadeau… Il est inutile que le père le sache. » — Très inutile, en effet. Le bonhomme Goethe aurait trouvé cela encore plus dur que de payer les dettes de son prodigue. Ce n’était pas à lui qu’on eût fait accroire qu’il était glorieux de vivre des bienfaits des princes. Il n’y avait pas dans toute sa personne de quoi faire le petit doigt d’un courtisan ; on ne pourrait malheureusement pas en dire autant de Goethe.

Au plus fort de ces négociations épineuses, pendant lesquelles Mme Aia paya beaucoup de sa poche ou de celle de ses amis, des bruits fâcheux commencèrent à courir sur la situation de Goethe à Weimar. On l’accusait d’abuser de sa faveur pour entraîner le jeune duc dans des orgies épouvantables. Que Charles-Auguste se grisât, ses sujets, gens très simples et très rustiques, n’y voyaient point

  1. Les italiques sont de Goethe.
  2. Der Herzog, le duc.