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pas dans le monde romain, — la chose est possible, au temps des empereurs ou à la fin de la république, quoique difficile à vérifier, par suite de notre connaissance imparfaite du pouvoir de l’argent, — j’entends au moyen âge, ou dans l’ère moderne, une fortune privée correspondant à 800 millions de francs d’aujourd’hui.

Le pouvoir de l’argent étant, dans le premier quart du XIIIe siècle, quatre fois et demie plus fort que de nos jours, les 800 millions de francs équivaudraient à 178 millions seulement, qui seraient représentés (la livre étant de 22 francs) par 8 millions de livres tournois. Personne, à ma connaissance, n’a possédé alors, en meubles ou en immeubles, une semblable richesse ou une richesse approchante à bien loin près ; personne, ni particulier, ni prince, pas même le roi de France. Huit millions de livres tournois supposaient alors un revenu de 800,000 livres ; or la dépense de la maison de saint Louis était de 50,000 livres (1251), et la pension de la reine de 500 livres. La dépense annuelle d’un seigneur, comme le comte de Savoie, était de 4,800 livres (1279).

On ne voit pas davantage d’opulence analogue en 1300, où, pour faire 800 millions de francs, il eût fallu 12 millions de livres tournois, en 1400 où il en eût fallu 24 millions, en 1500 où il en eût fallu 30 millions. Les revenus produits par des capitaux semblables eussent été de 1,200,000 et de 2,400,000 livres. Mais, en 1316, les dépenses du roi, de la reine et des enfans de France ne montent ensemble qu’à 53,000 livres ; celles de Charles VII ne montent qu’à 31,000 livres (1450), celles de Louis XI qu’à 86,000 livres (1483). Les budgets de grands seigneurs sont à l’avenant : la veuve du roi de Majorque, comte de Roussillon et de Barcelone, a 2,500 livres (1335) ; Dunois, le bâtard d’Orléans, en a 1,000 (1433), la duchesse d’Orléans en a 5,000 (1449).

Les dépenses personnelles de ces princes ne prouvent pas, dira-t-on, que leur revenu ne fût pas infiniment supérieur, puisque, dès le XIVe siècle, le budget des recettes de Philippe VI de Valois s’élevait à 814,000 livres tournois (1335) ; seulement le mot de revenu ne peut déjà plus s’appliquer à ces rentrées annuelles, où l’impôt figurait pour une très grosse part. Ce ne sont plus des fortunes privées, mais des budgets d’État, absorbés en grande partie par des dépenses d’intérêt public ; et aucune assimilation n’est possible entre ces budgets, prélevés sur la propriété collective, et les propriétés individuelles dont les possesseurs jouissent suivant leur bon plaisir.

Il est ici une observation à faire : c’est que le riche de nos jours est, à un certain point de vue, plus riche que celui d’autrefois, parce qu’à sa richesse ne correspond aucune de ces obligations