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nouveau témoignage du service, qu’avant de leur nuire, précieuses et précieux ont rendu, malgré qu’on en ait, à la langue, à l’esprit, à la morale même ? Bayle ne s’en est point douté. L’entière liberté du langage lui paraissait évidemment une condition absolue de la liberté de la pensée. C’est une des grandes erreurs que l’écrivain puisse commettre ! Si ce philosophe un peu cynique n’avait pas eu le caractère aussi doux qu’il avait l’esprit caustique, il eût également revendiqué la liberté de l’invective et de l’insulte. Mais n’est-ce pas comme si l’on disait que sa politesse en tout genre ne va pas au-delà de celle du XVIe siècle ? et que le goût de l’obscénité s’ajoute ainsi, dans son œuvre, au désordre de la composition, pour le distinguer de ses contemporains, et le faire lui-même celui de ses bisaïeux ?

Joignons-y l’étalage ou l’abus de l’érudition, les questions saugrenues, la rage de citer du latin et du grec, de l’espagnol et de l’italien, une curiosité tournée de préférence aux superfluités, aux inutilités, aux futilités de l’histoire, et, pour tout dire d’un mot, ce pédantisme qui nous rend si laborieuse encore aujourd’hui, quoi ? la lecture de Scaliger ou de Casaubon ? non, mais bien celle de Baïf et de Ronsard même. Comme aux hommes du XVIe siècle, — et, si je l’ose insinuer, comme à quelques-uns aussi du nôtre, — il semble à Bayle que l’érudition, pour avoir ses joies en soi, y ait aussi son objet, son but, et sa fin. Il ne se rend pas compte qu’elle n’est qu’un moyen, comme la philologie, par exemple, et que leur raison d’être, à toutes deux, est située en dehors et au-dessus d’elles-mêmes. « Comment un homme tel que Bayle, — demande Gibbon, je crois, dans ses Mémoires, — a-t-il pu consacrer trois pages de son Dictionnaire à discuter sérieusement la question de savoir si l’enfance d’Achille avait été nourrie de la moelle des cerfs ou de celle des lions ? » La réponse est bien simple : c’est qu’à cette occasion Bayle pouvait alléguer et citer tour à tour Libanius, Priscien, Grégoire de Nazianze, le scoliaste d’Homère, l’Etymologicum Magnum, Apollodore, Stace, Philostrate, Tertullien, Suidas, Eustathe, Fungerus, Vigenère… et le père Gautruche. Ainsi jadis maître François, quand il célébrait interminablement les vertus « de l’herbe appelée pantagruélion. » Mais, tandis que nous y sommes, « les lions ont-ils de la moelle ? » M. de Girac dit non, en s’appuyant mal à propos de l’autorité d’Élien, de Pline et d’Aristote, mais Vossius, Franzius et Borrichius disent oui… Bayle hésite et ne conclut pas…

Il est plus affirmatif sur d’autres points, et traitant, par exemple, l’importante question de savoir si a la nuit que passa Jupiter avec Alcmène fut double ou fut triple, » il prouve, par de fort bonnes