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dames, » l’analyse de quelque roman ; mais, à vrai dire, et au fond, il s’intéresse bien plus aux questions de théologie, de métaphysique, d’histoire, de physique ou de physiologie. Un Traité de l’Économie animale et de la Génération de l’homme, ou un Recueil de Dissertations sur la mort de Judas, voilà les livres qu’il aime à « extraire. » Que si d’ailleurs il excelle à manier les idées générales, ajouterai-je qu’il n’en a pas d’assez liées, d’assez suivies, d’assez systématiques pour être un critique à la manière d’aujourd’hui ?

Mais ce qu’il est proprement, c’est l’esprit critique incarné, l’universelle curiosité, la soif de savoir, — libido sciendi, — la crainte de ne pas tout connaître sur un sujet donné. C’est aussi l’universelle défiance, dont le premier mouvement est de tout révoquer en doute, et plus particulièrement ce qui est imprimé. Tout homme a tant de raisons de ne se servir de l’écriture que pour déguiser sa pensée ! Notre judiciaire est si courte ! La vérité, si difficile à saisir, est si difficile à fixer ! Bayle n’aime pas à être dupe, et, s’il veut tout savoir, c’est pour tout contrôler. Joignez le goût de la contradiction. Un peu enflé de sa science et glorieux de sa perspicacité, non-seulement


Il penserait paraître un homme du commun
Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un,


mais sa propre opinion lui déplaît dès qu’on la partage, et


Ses vrais sentimens sont combattus par lui,
Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.


Leibniz, à ce propos, disait très joliment : « Le vrai moyen de faire écrire utilement M. Bayle, ce serait de l’attaquer lorsqu’il dit des choses bonnes et vraies, car ce serait le moyen de le piquer pour continuer. Au lieu qu’il ne faudrait point l’attaquer quand il en dit de mauvaises, car cela l’engagerait à en dire d’autres aussi mauvaises pour soutenir les premières. » Mettez encore l’amour du paradoxe, une tendance instinctive à croire que l’opinion commune est l’erreur commune ; que la plupart des hommes, recevant de leurs parens, de leurs maîtres, de l’usage même du monde et de l’expérience banale de la vie, leurs préjugés tout faits, sont incapables de penser ; qu’il faut donc de temps en temps les inquiéter sur leurs idées, secouer pour ainsi dire leur torpeur intellectuelle, et, au besoin, les étonner, les irriter, les scandaliser… Si tout cela ne forme pas la définition même de l’esprit critique, il ne s’en faut