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est de varier d’âge en âge, quand encore ce n’est pas de génération même en génération. Alors, la loi de la conduite n’échappe aux servitudes de la religion et de la philosophie que pour tomber sous la tyrannie la plus redoutable et la plus inintelligente qui soit : c’est celle du fait. Et, tôt ou tard, conseils, préceptes, injonctions, finissent par perdre ce caractère de fixité sans lequel une morale est indigne de son nom. Dans une morale entièrement détachée de la religion ou du sentiment de l’au-delà, de ce que l’on a jadis appelé « la catégorie de l’idéal, » uniquement soumise aux exigences de l’intérêt social, il y aurait des temps de se dévouer, sinon de sacrifier, mais je craindrais qu’il n’y en eût d’autres aussi de mentir, de violer sa parole, des temps de prendre le bétail, et la femme, et la vie de son prochain.

Comment cependant Bayle ne l’a-t-il pas vu ? C’est que deux principes ont empêché ces prémisses de porter dans sa pensée toutes leurs conséquences ; et d’abord, jamais homme n’a plus énergiquement récusé l’autorité des opinions communes ou du consentement universel, ni maintenu, naturellement, avec plus de fermeté, contre le droit prétendu des foules, celui de la conscience errante, et, comme nous dirions, des minorités intellectuelles. Effet peut-être en lui de son hérédité protestante ? amour du paradoxe, horreur naturelle, instinctive et invincible, d’être de l’avis de quelqu’un ? scepticisme d’érudit ou d’historien, formé de longue date au doute ? conscience de sa propre valeur ? .. N’importe le motif, mais, à ses yeux, les opinions communes ont pour elles, en principe et par définition, toutes les chances d’être les plus fausses.

Les grandes et importantes vérités, dit-il à ce propos, ont des caractères intérieurs qui les soutiennent : c’est à ces signes que nous les devons discerner et non par des caractères extérieurs, qui ne peuvent être qu’équivoques, s’ils conviennent tantôt à la fausseté, tantôt à la vérité. Or, qui peut révoquer en doute qu’il n’y ait beaucoup d’erreurs capitales qui ont plus de sectateurs que les doctrines à quoi elles sont opposées ? Ceux qui connaissent la véritable religion ne sont-ils pas en plus petit nombre que ceux qui errent sur le culte du vrai Dieu ? La vertu et l’orthodoxie sont à peu près dans les mêmes termes. Les gens de bien sont rares,


Apparent rari nantes in gurgite vasto ;


ils sont à peine un contre cent mille. Les hétérodoxes surpassent presque dans la même proportion les orthodoxes. Ils se peuvent glorifier de leur multitude.


Illos
Défendit numerus junctæque umbone phalanges ;