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généraux de jurisprudence, les maximes de politique, et les obligations de morale sociale, que Bossuet dérivait des « propres paroles de l’Écriture, n Montesquieu les tire, selon son expression même, ou prétend du moins les tirer, de « la nature des choses ? » Si Bossuet appelle sans doute constamment à son aide l’expérience et l’histoire, et si même, plus souvent qu’il ne le croit peut-être, il part de l’observation de la réalité, cependant il ne saurait admettre que la réalité contredise en aucun cas l’Écriture ; et l’histoire ou l’expérience n’ont d’autorité pour lui qu’autant que l’interprétation en concorde avec la lettre du texte sacré. Non est potestas nisi a Deo… itaque qui resistit potestati, Dei ordinationi resistit. Voilà pour lui le fondement de l’obéissance que les sujets doivent au gouvernement, « en quelque forme qu’il soit établi ; » et, des hauteurs du droit politique, si nous descendons au détail de la loi civile, l’usure n’est un crime à ses yeux que parce qu’il est écrit : Non fœnerabis fratri tuo ad usuram, pecuniam, nec fruges, nec quamlibet aliam rem. Mais si Montesquieu n’examine la religion « que par rapport au bien que l’on en tire dans l’état civil, » et s’il ne se soucie ni de sa vérité, ni de sa probabilité, mais uniquement de son utilité, rien ne se peut de plus contraire ; et, — quoi que d’ailleurs il en puisse dire, pour se mettre à couvert du côté du parlement ou de l’Index, — il subordonne la religion à quelque chose qui la juge. Tout en ayant l’air de réfuter « le paradoxe de M. Bayle, » et tout en maintenant contre lui qu’il vaut mieux être a idolâtre qu’athée, » l’auteur de l’Esprit des lois ne fait donc à vrai dire qu’ôter au paradoxe ce que la forme en a de scandaleux, et ses conclusions reviennent à celles de l’auteur des Pensées sur la comète. « Les points principaux de la religion de ceux du Pégu sont de ne point tuer, de ne point voler, d’éviter l’impudicité, de ne faire aucun déplaisir à son prochain, de lui faire au contraire tout le bien qu’on peut. Avec cela ils croient qu’on se sauvera dans quelque religion que ce soit. » Ces lignes sont celles de Bayle ou de Montesquieu ? Tout ce que Bayle a voulu prouver, en avançant son paradoxe, nous l’avons déjà dit, c’est qu’encore valait-il mieux ne rien croire du tout que de se proposer les amours de Jupiter ou les perfidies de Junon pour modèle. Mais Montesquieu, que dit-il autre chose, quand il essaie de nous expliquer « comment les lois civiles corrigent quelquefois les fausses religions ? » C’est donc qu’il n’appartient pas aux religions de régler la morale ou la politique, mais au contraire, à la politique ou à la morale de rectifier ou d’épurer les religions. Telle est bien la pensée de Bayle. Entre Bossuet et Montesquieu, c’est lui dont l’œuvre s’est interposée. Dans la mesure où l’Esprit des lois peut se définir un traité de jurisprudence universelle