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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/659

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phrase, avec une habitude générale d’esprit qui se sentent encore des préjugés qu’ils ne partagent plus ? Catholique ou protestant, comme Bayle, un chrétien qui s’émancipe des enseignemens de sa religion ne pourrait-il pas si bien faire qu’il n’en retînt quelque chose, une ombre, pour ainsi parler, laquelle, en s’y mêlant, ne saurait manquer d’obscurcir la lucidité de ses négations ? Lui-même, l’auteur du Dictionnaire en serait un assez bon exemple, et l’on n’est pas plus voisin des théologiens qu’il combat. A moins enfin que les mots aussi, — dont nous savons que la coïncidence avec les idées qu’ils ont pour fonction de traduire n’est jamais entière ni parfaite, — ne s’adaptent que lentement, comme les espèces de la nature, aux exigences ou aux conditions d’un milieu nouveau ! que l’homme balbutie toujours avant de parler ! et qu’avant d’être en vérité devenu quasi banale, aucune idée ne puisse revêtir la forme qui l’éternisera ! D’être né en son temps, comme Pascal, il se pourrait que ce fût une part du génie même ! Bayle a paru quelques années trop tard ou quelques années trop tôt pour sa gloire. Oserai-je me servir ici d’une locution un peu familière ? Il a « essuyé les plâtres » pour ses successeurs, et dans la maison qu’il avait habitée le premier, d’autres se sont installés comme chez eux, qui l’ont fait oublier.

Il convient d’ajouter que, si ses idées ont fait la fortune que nous avons essayé de dire, elles ont elles-mêmes été continuées, ou contrariées, par d’autres idées, dont il n’est point l’inventeur, qui ne se sont pas moins incorporées aux siennes, et dont on a quelque peine à les séparer aujourd’hui. Telle est, par exemple, l’idée de l’immutabilité des lois de la Nature. Si la Providence générale de Bayle ne diffère pas sensiblement de ce qu’il appelle du nom de Nature ; si toutes les deux elles se définissent, comme n’étant au fond qu’une seule et même chose, par leur inéluctable conformité aux lois qu’elles se sont une fois données, ou qui en découlent ; et si Bayle est enfin fermement convaincu que les mêmes causes ramèneront toujours les mêmes effets, il ne l’est cependant que d’une manière encore toute métaphysique, si je puis ainsi dire, pour des raisons de raisonnement et non point d’expérience, en tant que philosophe, qu’historien, qu’érudit ; et là, quoique d’ailleurs ils aient l’air d’user des mêmes mots, et partis des mêmes prémisses, d’aboutir aux mêmes conclusions, c’est là ce qui met un abîme entre Diderot ou Voltaire, et lui, quand ils parlent de l’immutabilité des lois de la Nature : « Il ne savait presque rien en physique, dit Voltaire, il ignorait les découvertes du grand Newton… Presque tous ses articles supposent ou combattent un cartésianisme qui ne subsiste plus… Il ne connaissait d’autre définition de la matière que l’étendue. Ses autres propriétés, reconnues