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l’institution sociale, il l’avait déchristianisée, mais il l’avait retenue. Les Diderot et les Rousseau ne le lui ont pas pardonné. Ni l’un ni l’autre, ils n’ont admis qu’en rejetant de la religion tout le reste, on en conservât le dogme précisément le plus sombre, et surtout le plus importun, celui qui suffirait, au besoin lui tout seul, à fonder en raison ce que les lois morales, politiques, ou civiles ont de plus restrictif. Mais leurs disciples, à leur tour, estimant sans doute qu’ils n’avaient que faire de la liberté de penser, si leurs passions continuaient de demeurer en esclavage, ont regardé d’un œil plus soupçonneux, moins favorable encore, un philosophe qui, mettant l’homme en garde contre les « instigations » de la nature, ne consentait donc pas que la présence en nous de nos appétits nous conférât un droit sur leurs objets. Et ils n’ont pas osé le traiter de « dévot » ou de « clérical, » comme nous dirions aujourd’hui, mais ils l’ont rayé du calendrier de leurs grands hommes, — et Bayle y a perdu le peu d’autorité qui lui restait encore.

S’il l’avait perdue pour toujours, cela même ne devrait pas dispenser la critique et l’histoire de lui rendre la justice qu’elles doivent à tous ceux dont l’influence, pour avoir cessé de se faire sentir, n’en a quelquefois été que plus considérable en leur temps. Puisque Bayle a exercé une grande influence, l’histoire est tenue d’en rendre compte, et puisqu’il a exercé cette influence par ses idées, il appartient à la critique d’en préciser la nature. C’est ce que je voudrais avoir fait dans cette longue étude. Je voudrais aussi que l’on m’accordât qu’il y a peu d’écrivains plus intéressans ou plus curieux que l’auteur des Pensées sur la comète et du Dictionnaire historique, s’il y en a peu chez qui l’on puisse mieux sentir la transition du siècle de Bossuet à celui de Voltaire ; la transformation ou la transmutation d’un état des esprits en un autre ; et le premier effort que la morale ait fait, dans l’histoire de la pensée moderne, pour s’émanciper absolument de la religion et de la philosophie. Mais je voudrais encore quelque chose de plus, et, dans le temps où nous vivons, si rien ne serait plus urgent que de défendre l’institution sociale contre les assauts ou plutôt contre les cheminemens de l’individualisme ; si d’ailleurs il est vrai que la doctrine de l’évolution ait laïcisé le dogme du péché originel ; et s’il importe enfin, pour deux ou trois raisons très fortes, que la morale achève de s’affranchir des religions positives, je voudrais que l’on reconnût que Bayle n’a pas encore fini de jouer son rôle, et que le jour approche où ce philosophe oublié redeviendra peut-être ce qu’il a jadis été cinquante ans : un maître des esprits.


FERDINAND BRUNETIERE.