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caractère particulier et essentiellement utilitaire ; elle se compose de cinq collèges, destinés à former des juristes, des médecins, des ingénieurs, des lettrés et des savans, et tout en les initiant aux hautes études, on s’occupe surtout de les préparer à l’exercice de leur profession. Tout porte à croire qu’avant peu le Japon pourra se passer des étrangers. Architectes, constructeurs de vaisseaux, chimistes, agronomes, médecins et chirurgiens, essayeurs des monnaies, service des eaux, service des mines, dans tous les arts et les métiers ses fonctionnaires savans se recruteront parmi les gradués de l’Université de Tokio ; ils deviendront même un article d’exportation, et on a vu déjà des ingénieurs japonais occupant des postes importans et grassement rémunérés dans les chemins de fer américains.

Après avoir tout appris de la Chine, les Japonais ont voulu tout apprendre de l’Europe ; mais ils ont été dans tous les temps du nombre de ces écoliers qui se flattent de surpasser leurs maîtres, et M. Norman est convaincu que si leur police vaut la nôtre, leurs nouvelles prisons et leur système pénitentiaire pourraient nous servir de modèles. Il estime toutefois qu’à certains égards, ils ont encore beaucoup à faire pour nous égaler, qu’en matière d’annonces et de réclames commerciales, ils sont encore dans l’enfance de l’art. Il a découvert à Tokio, au-dessus d’une boutique de pâtissier, un écriteau portant ces mots : « Gâteaux et infections. » Mais je le trouve bien sévère pour un débitant de tabac de cette même ville, qui recommande en ces termes sa marchandise : « Notre magasin fut toujours patronné par miss Nakakoshi, beauté célèbre d’Inamato-ro, et elle ne s’approvisionne que chez nous. Grâce à cette haute protection, notre tabac est aujourd’hui connu au loin ; nous lui avons donné le nom d’Ima Nakakoshi, et nous demandons au public la permission de lui certifier qu’il est aussi doux, aussi délicat et aussi parfumé que cette jeune personne elle-même. Faites-en l’essai, et vous verrez si nous mentons. » Ce prospectus, où deux marchandises sont louées du même coup et se font valoir l’une l’autre, est un chef-d’œuvre, et je soupçonne miss Nakakoshi de l’avoir dicté.

C’est surtout aux journalistes japonais que M. Norman, qui a le droit d’être difficile, reproche de nous imiter gauchement et d’avoir encore beaucoup de progrès à faire. Il parait au Japon plus de 550 gazettes et revues, et Tokio possède seize journaux politiques. Mais M. Norman se plaint qu’ils s’en tiennent aux vieilles méthodes, qu’ils ne fassent rien pour allécher le public, « pour remplir d’une moisson d’or les poches de leurs propriétaires. » Leurs reporters cependant ont bonne volonté et s’acquittent en conscience de leur besogne. A peine débarqué, le grand interviewer fut interviewé. Un petit jeune homme de dix-neuf ans, parlant couramment l’anglais, coiffé d’un chapeau à haute forme, vêtu à l’européenne, en gilet blanc, en habit bleu, à la cravate