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rêvera plus, quand le Japon ne rira plus, sera-ce encore la peine qu’il existe ?

Mais les radicaux, qui regardent l’art national comme l’ennemi mortel de la civilisation, réussiront-ils à le tuer ? Le Japon renoncera-t-il à rire et à rêver ? Les nouvelles institutions qu’il s’est données ont-elles déjà plongé de profondes racines dans ses champs de thé et dans ses rizières ? Faut-il gratter longtemps le Japonais pour retrouver l’Oriental ? Les vieilles coutumes, les vieilles croyances sont-elles mortes ou mourantes ? A-t-on cessé de croire à Tokio que le trône impérial existait dès la création du monde, que l’empereur descend de Jimmu-Tenno, à qui la déesse du jour et du soleil donna avec son portrait un miroir rond, une épée, un sceau et une bannière en brocart ? On prétend qu’en matière de foi, le Japonais est tiède, quand il n’est pas railleur. Il fréquente pourtant assidûment ses temples. Un témoin oculaire rapporte que dans une cérémonie où les cordes jouent un rôle essentiel, elles étaient toutes tressées en cheveux offerts par les dévots. Il y en avait 24, et on a fait le calcul que 358,883 têtes de fidèles avaient dû se laisser tondre pour honorer leur dieu et sa maison.

Jusque dans les mesures ordonnées par une sage police, l’orientalisme perce et se révèle. Pour purifier leurs grandes villes, les Japonais ont relégué la prostitution dans un quartier à part ; on ne la rencontre plus, il faut l’aller chercher. Or il y a des jours où, quoique formant une classe méprisée, ces humbles créatures qu’on appelle, selon les cas, des oiran ou courtisanes, des yujos ou filles de joie, reçoivent de grands honneurs. Le quartier du Yoshiwara, situé dans le faubourg nord-ouest le plus éloigné de Tokio, à une heure de voiture, est orné d’un beau jardin, dont chaque année on renouvelle trois fois les fleurs. Aux cerisiers blanchis par le printemps succède la pourpre des iris, que remplacent en automne les cent couleurs du chrysanthème. Le jour où l’on a fait une nouvelle plantation, les plus belles yujos sortent magnifiquement parées, vêtues de robes de soie et de brocart d’une merveilleuse richesse, portant dans leurs cheveux des peignes d’un mètre de long, montées sur des patins laqués hauts comme de petites échasses. À l’or, à l’écarlate qui resplendissent sur leur glorieuse personne, on les prendrait pour des reines si leur obi, comme la loi l’exige, n’était noué par devant. Une escorte de serviteurs attentifs a pour elles, selon le mot de M. Norman, tous les respects qu’on peut rendre à un vieux pape ; l’un à droite, l’autre à gauche les tiennent par la main pour assurer leur marche ; un valet de pied, qui les précède, écarte de leur chemin le bois mort et les feuilles sèches. -Une foule immense, recueillie, silencieuse, se presse sur leur passage, et elles s’avancent majestueusement, le visage blanc