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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/818

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laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées[1]. » A coup sûr, il ne s’est pas rencontré, au XVIIe siècle, de savant plus universel que Leibniz, et qui, en même temps, prétendît davantage demeurer en tout son unique maître, αὐτοδίδακτος. Ce « merveilleux Saxon, » comme l’appelait Boinebourg, ne devait-il donc rien à l’enseignement des livres ? Une pareille affirmation aurait semblé un stupide blasphème à l’érudit incomparable qui, tout enfant, errait avec ravissement dans cette bibliothèque de son père, qu’il avait fallu enfin lui ouvrir, et qui, depuis, ne s’appliqua à rien tant qu’à démontrer comment des anciens aux modernes les idées se perpétuent en un courant ininterrompu de philosophie, perennis quadam philosophia. C’est pourquoi, ôtez à Leibniz cette bibliothèque de Hanovre qu’il avait organisée et que, durant de longues années, il ne cessa d’enrichir[2], et à cet Antée, si j’ose m’exprimer ainsi, vous ôtez la terre, où ses forces se réparent et se renouvelle sa vigueur.

Il n’en pouvait être différemment de Spinoza. Et en effet, en gros, on n’ignorait pas combien il avait emprunté à la philosophie hébraïque tour à tour et à la philosophie cartésienne ; ou encore, à étudier ses écrits, surtout ses lettres, on y pouvait aisément relever des traces assez fréquentes de lectures. Mais quels étaient précisément les livres qu’avait lus Spinoza et qu’il avait le plus lus, soit pour en convertir les idées en sa propre substance et les incorporer à sa doctrine, soit pour y chercher accessoirement les connaissances qui lui faisaient défaut ? Tout a donné aux spéculations les plus hautes, n’avait-il jamais non plus demandé à la lecture un simple délassement de l’esprit ? Quels qu’ils fussent enfin, les ouvrages dont s’était servi Spinoza formaient-ils, à proprement parler, une bibliothèque qui lui appartînt ? Ne devait-il pas sembler improbable que ce méditatif s’en fût composé une ? Et, en tout cas, ne fallait-il pas estimer absolument oiseux de s’enquérir de ce qu’elle avait pu être ? N’était-ce point, en effet, se poser comme à plaisir une insoluble question ?

Cependant, contre toute attente, ce problème se trouve aujourd’hui résolu, et une publication récente vient d’en éclairer toutes les obscurités, en dissipant tous les doutes. Elle est intitulée : Inventaire des livres formant la bibliothèque de Bénédict Spinoza,

  1. Discours de la Méthode, Ire partie.
  2. Essais de théodicée, etc., par M. Leibniz, augmentés de l’histoire de la vie et des ouvrages de l’auteur, par M. le chevalier de Jaucourt, Amsterdam, 1747, 2 vol. III 12, t. I, p. 232. « M. Leibniz avait formé une assez belle bibliothèque, dont (à sa mort) le prince se contenta pour droit d’aubaine, qui est, dans l’électoral de Hanovre, du tiers de ce que possède l’étranger. D’ailleurs, sa bibliothèque avait été si confondue avec celle du roi qu’on ne pouvait guère distinguer les livres de l’un et de l’autre. »