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est austère ; » sache que la vie dira non à la plupart de tes demandes ; prépare-toi aux refus les plus outrageans et aux disgrâces les plus injurieuses : agis, agis pour ne pas mourir. Il ne suffit pas de dire : « Je veux marcher à tout prix. » Il faut, pour cela, une route tracée et la force d’avancer sur ce chemin. Que d’obstacles ! Et d’abord la femme est trop faible. Il y en a plus d’une qui pourrait dire avec Aurora : « Mon père avait enveloppé sa petite fille dans un grand manteau d’homme, sans s’inquiéter s’il lui allait ou nom. » Ce père viril lui a appris que le prix d’une existence se mesure au bien qu’on fait, qu’il n’y a de bon en nous que ce qui est utile à autrui, qu’à se renfermer en soi on se ronge le cœur et que les forces se consument : il l’a élevée, en un mot, non comme une fille, mais comme un fils. Seulement, il a oublié de lui apprendre comme elle ferait pour forcer les barrières de la vie et braver les sourires des foules. Il ne lui a pas dit qu’une femme, et surtout qu’une jeune fille, qui agit trop, s’expose au dédain de tous et au scepticisme des meilleurs ; que la femme moderne est condamnée à tourner dans un cercle étroit ; qu’elle n’a d’autre issue, d’autre débouché à son énergie que l’amour et le mariage : qu’il lui faut, avant toute science, savoir se replier sur elle-même et souffrir en silence, et qu’enfin la valeur de la femme, — il y a de gros et bons livres qui l’affirment, — est infinie, « pourvu qu’elle se tienne au coin de son feu, » et ne dise jamais oui où le monde dit non. Quelle souffrance pour le cœur ardent d’Aurora Leigh ! Quelle entrave ! Quel carcan !

Puis, pour agir, il faut penser, et, de bonne foi, comme le demande Romney, est-ce que les femmes pensent ? Elles sentent, souffrent, pleurent, s’agitent, rient et se désespèrent. Mais pensent-elles ? Ce sont de charmantes compagnes, il est vrai, mais du cœur, non de l’intelligence. Penser, songez-y, ce n’est pas seulement rêver tout éveillé : c’est comme le dit à Aurora son cousin Romney, — « la voix mâle » du poème, celui en qui l’auteur a personnifié le sérieux de la vie, et la tristesse des choses, — c’est s’élever du fait à l’idée, du particulier au général, du relatif à l’absolu. Or les femmes sont essentiellement individualistes, personnelles, esclaves du fait et du détail, — et c’est pourquoi, conclut Romney, elles ne sauraient occuper utilement leur rang dans la bataille sociale. « L’humanité, pour vous autres femmes, c’est tel enfant, c’est tel homme ! » Ce n’est pas, ne sera jamais l’ensemble des êtres humains. Jamais femme n’a souffert pour une idée ; jamais femme n’a pleuré sur la folie du monde ; jamais femme n’a rêvé de sauver les hommes. Sauver un homme, beaucoup de femmes ont fait cela : sauver les hommes, elles ne l’ont su ni ne le sauront jamais : « Vous ne nous donnerez