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demande une très petite dose de loi, et qui convient aux cœurs faibles et volontiers larmoyans. Elle a de plus l’avantage de ne choquer personne et d’avoir l’air bénin des choses très antiques. D’autres, plus ambitieux et plus systématiques, disent, — et Romney disait avec eux tout à l’heure : Que la solidarité humaine, qui est un fait incontestable, nous fortifie et nous console. Nous sommes certains, si nous le voulons bien, de diminuer la somme des maux en ce monde, et c’est, après tout, la seule chose qui importe. Sans doute, l’œuvre est difficile et surtout il ne faut pas compter en voir les fruits. Notre vie est trop courte pour réparer tant de maux séculaires. Il se pourrait que le grain ne levât que sur nos cendres. Qu’importe ? Nous ne sommes pas solidaires seulement des générations vivantes, mais encore des générations futures. L’humanité est une grande famille, où l’épargne des ancêtres profite aux arrière-neveux. Vous êtes, nous disent les apôtres de l’école humanitaire, trop enfermés dans les limites de votre personne. Sachez abdiquer votre moi, apprenez une fois pour toutes que vous n’êtes rien par vous-même. Vous n’êtes qu’un soldat dans une grande armée : qu’importe la mort d’un soldat au prix de la victoire finale ? Vous disparaîtrez, sans aucun doute, mais du moins vous aurez planté un jalon sur la route du progrès, semé quelques idées, agi pour le triomphe final du bien. Que vous faut-il de plus ? Il faut savoir vivre d’une espérance et mourir les yeux tournés vers l’Orient.

Ce rêve est noble, il faut le reconnaître, mais ayons le courage de dire avec Elisabeth Browning que c’est un rêve.

Travaillez, nous dit-on, pour le bien futur. Songez, suivant la formule d’un personnage de M. Renan, qu’un « Dieu se fait avec vos pleurs, » et que le mal présent est la condition même du bien futur. A quoi Romney, — mais un Romney désabusé et plus philosophe, un Romney seconde manière, — répond justement : « Mais moi, je sympathise avec l’homme, non avec Dieu, et quand je me tiens près d’un lit de mort, c’est la mort pour moi ; » et, empruntant une comparaison à la paléontologie, il ajoute : « Remarquez ceci : c’eût été une pauvre consolation pour la race des mastodontes de savoir, avant de devenir fossiles, que bientôt leur place dans la vie serait prise par les éléphans ; ils n’étaient pas, eux, des éléphans, mais des mastodontes ; et moi, qui suis un homme semblable aux hommes qui sont maintenant, et non à ceux qui seront peut-être un jour, je compatis aux maux des hommes dans l’agonie du présent. »

Cette révolte de la personnalité et du sens intime, — comment ne pas le croire avec le poète ? — ce n’est pas égoïsme : c’est revendication légitime des droits de l’individu, sacrifiés