Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/861

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien. Seulement, il y faut la foi robuste des poètes : il faut être comme obsédé, comme harcelé par l’idée du bien et de l’universel symbolisme : « Pour moi, dit Aurora, toujours — j’ai senti cette idée me donner la chasse dans les solitudes de la vie ; — ainsi Jupiter poursuivait Io ; et, jusqu’à ce que cette main divine — se pose, souveraine, sur moi, et jusqu’à ce que sur ma tête — elle lasse descendre sa grande paix immuable, — le taon infatigable me harcèlera de ses piqûres. — Cela doit être. L’Art est le témoin de ce qui est — derrière ce spectacle du monde. »

Et par cela seul il est bienfaisant. Il ne faudrait pas croire qu’elle le réduise à n’être que le serviteur très humble de la morale : poesis ancilla theologiœ. On lui ferait injure en le supposant et en oubliant qu’avant d’être Anglaise elle est Italienne, et compatriote de l’Arioste, avant de l’être de Milton. Non, l’art n’est à la remorque d’aucune théorie. Par cela seul qu’il est l’art, c’est-à-dire une interprétation du monde des phénomènes par l’esprit, il est grand, il est utile. Expliquer la vie des choses, la faire aimer, — et non pas seulement celle des choses proches et familières, mais celle des choses que nous ne pouvons qu’entrevoir. Car elle dirait aux poètes, comme M. Sully Prudhomme :


Vous n’avez pas sondé tout l’océan de l’âme,
O vous qui prétendez en dénombrer les flots !


C’est, je pense, toute sa théorie. « Voyez la terre, la verte terre, aussi certainement humaine que notre corps… » Il n’y a qu’un dogme de l’art, et c’est la vie universelle ; et la poésie n’a qu’un but, qui est de débrouiller l’écheveau des liens ténus qui unissent l’homme aux choses. Croyez-vous donc, ô Romney, que des doigts de femme ne s’y entendent pas ? Et, pour être femme, en a-t-on moins cette vertu suprême de l’artiste, la sympathie ?

Au fond, une seule chose est essentielle : c’est que le poète ait en lui le principe de vie. Comment rendrait-il la vie des choses, s’il ne vit lui-même, et, puisque tout, en définitive, est Esprit, s’il n’a la vie de l’esprit ? Telle est, dans sa simplicité, et, — il faut bien le dire, puisque nous avons changé et compliqué tout cela, — dans sa candeur, l’idée d’Elisabeth Browning sur la poésie. — « L’Art, c’est la vie, et vivre, c’est souffrir et peiner ; » mais non pas peiner par l’imagination seule, non pas rêver seulement qu’on peine ou qu’on souffre. Pourquoi donc la poésie aurait-elle l’inconsistance des rêves ? Il faut qu’elle soit si virile et si vraie que Romney lui-même ne puisse plus se demander pourquoi elle existe.

Mais, de toutes les formes de la vie, quelle est donc la plus harmonieuse, la plus complexe, la plus vraiment divine ? De tous