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grand nombre de cas, n’est-ce pas, en effet, la conclusion qui se dégage invinciblement de cette étude et des faits que nous y avons constatés ? Aux États-Unis, pays de liberté, la condition de l’ouvrière est satisfaisante, et les drames de la misère féminine y paraissent à peu près inconnus. En Angleterre, pays de réglementation, la condition de l’ouvrière est misérable, au moins dans un grand nombre d’industries, et les pouvoirs publics, après une enquête consciencieuse, s’avouent impuissans à la relever. Est-ce à dire que la liberté, d’une part, ou la réglementation, de l’autre, y soient pour quelque chose et qu’il faille leur en faire honneur ou grief ? Je n’aurai pas la naïveté de le prétendre ; mais il faut bien reconnaître, à la clarté des faits, que la condition particulière des travailleurs manuels est, avant tout, régie par les conditions générales où s’exerce, au point de vue économique, l’industrie d’un peuple, et que la législation n’y fait rien. Aux États-Unis, pays jeune où la population est dispersée, la main-d’œuvre rare, les denrées de première nécessité à bon marché, les salaires demeurent à un taux élevé, et comme c’est le taux des salaires qui règle la durée des heures de travail, les forces humaines ne s’usent pas dans un labeur excessif. En Angleterre, vieux pays où la population est dense, où la main-d’œuvre abonde, où les denrées sont chères, le travailleur sans instruction professionnelle qui exerce un métier d’apprentissage facile (unskilled labourer) ne peut gagner sa vie qu’au prix d’un labeur excessif et insuffisamment rémunéré. Comme c’est le cas de la plupart des femmes, les mesures de protection les plus minutieuses n’ont pu réussir à améliorer leur condition industrielle. La situation économique de la France est beaucoup plus semblable à celle de l’Angleterre qu’à celle des États-Unis ; aussi la condition des ouvrières, sans être aussi misérable qu’en Angleterre, ne laisse pas d’y être assez difficile et douloureuse. Des législateurs pleins de bonne volonté se proposent aujourd’hui de les protéger. L’intention est des plus louables ; mais je me permets de leur signaler un péril : c’est, en voulant trop légiférer, de rendre plus difficile encore la condition de celles auxquelles ils s’intéressent. Protéger est bien ; mais encore faut-il faire attention à ne pas transformer, par des mesures mal conçues, ses protégées en victimes.


HAUSSONVILLE.