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de retourner sans cesse à la fenêtre, croyant encore jouer avec l’enfant, mimant les moindres incidens de l’affreuse scène ; puis il éclatait en sanglots, s’asseyait d’un air pensif, et ses yeux semblaient de tous côtés chercher la compassion. Garrick allait le voir souvent, et s’inspirait de sa folie pour peindre celle du roi Lear. Voilà la vérité : l’art prenant son point d’appui dans la nature, se mêlant à elle en quelque sorte.

Elle est trop actrice, opinait ce même Garrick. Actrice, Clairon l’est assurément, et au plus haut degré, car elle traîne partout les sciences avec elle, et, dans la vie privée, ne parle, n’agit qu’en impératrice de théâtre, demandant ses chevaux ou son dîner du ton d’Agrippine, convaincue que sans cet artifice de volonté, son âme embourgeoisée ne répercuterait que de momentanés élans de grandeur, que des tons, des gestes familiers lui échapperaient à chaque instant. Aucune crainte du ridicule, et les moqueries de Le Kain qu’elle avait persécuté à ses débuts, et qui se vengeait en la contrefaisant à miracle, ne l’arrêtent nullement : on sait la réponse magnifiquement comique qu’elle fit du ton le plus noble à son amie la princesse Galitzin qui, la voyant étendue d’un air dolent dans sa bergère, insistait pour connaître le siège de son mal. Ce qu’on ne saurait trop louer, c’est l’étude approfondie, la perfection de son jeu, le talent de diriger la voix à son gré, chaque rôle confronté à l’histoire, à la philosophie morale, l’un d’eux, celui de Monime, abordé après quinze ans de travail, le goût du dessin et de la statuaire antique, l’amour de l’exactitude poussé jusqu’à s’assurer, par des leçons d’anatomie, du mouvement des muscles et des règles du jeu muet. Il faut vous faire une voix, conseillait-elle à Hérault de Séchelles[1], avoir l’air de créer ce qu’on dit, changer de ton à chaque changement de sens, chercher dans la phrase le mot qui porte, donner aux mots leur juste valeur, leur véritable étendue (car chaque chose a son accent qui lui est propre). Que voulez-vous être ? Orateur. Soyez-le partout, dans votre chambre, dans la rue. Ken n’est plus fort que l’habitude. Elle vient à bout de tout. Par exemple, il y a dans Massillon : « Cet enfant auguste vient de naître pour la perte comme pour le salut de plusieurs. » Elle voulait qu’en parlant de la perte, le visage reflétât la douleur de voir des hommes condamnés, qu’en parlant du salut il marquât de la joie : « Un jour, dit Hérault de Séchelles, elle s’assit dans un fauteuil, et, sans proférer une seule parole, sans faire un seul geste, elle peignit avec le visage seul toutes les passions, la haine, la colère, l’indignation, l’indifférence, la tristesse,

  1. Orateurs et Tribuns, in-18 ; Calmann Lévy.