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même temps, la révolution du costume[1], prêchée par Diderot, Marmontel, commencée par Favart, Chassé, Clairon, Le Kain, achevée plus tard par Larive, Saint-Huberty, Talma. Encore durent-ils montrer autant de patience que de décision pour triompher des habitudes du public, surtout des préjugés de leurs camarades. Si Caillot arrête un paysan dans la rue pour lui emprunter son habit, si Chassé[2] substitue aux tonnelets, paniers et panaches des draperies élégantes et des plumes, Garrick, comme Baron, reste toujours indifférent au costume, et l’on voit Gélyotte[3], cet autre favori des femmes du monde, persister à jouer Apollon, frisé, poudré, serré dans un étroit justaucorps, manteau de soie brodé d’or et de dentelles sur les épaules, ruban de velours avec diamans autour du cou. La richesse des vêtemens d’actrices, figurans et choristes n’a d’autre mesure que la munificence de leurs protecteurs, et Mlle Fifine Desaigle porta religieusement le grand et le petit deuil de Maurice de Saxe, en scène, au milieu des dryades, des bacchantes et des néréides. Rien de plus fréquent que les cadeaux d’habits de cour faits par les princes et grands seigneurs aux comédiens ou comédiennes qu’ils honoraient de leur amitié : de là ces étranges disparates d’acteurs figurant dans une pièce, ceux-ci avec des costumes à la mode, ceux-là avec l’habit de caractère du XVIIe siècle. Gustave s’échappant des cavernes de Dalécarlie en vêtement bleu céleste à paremens d’hermine. César en perruque carrée, Ulysse émergeant tout poudré du sein des flots, ces anomalies, cette garde-robe fantaisiste, semblaient très naturelles, presque indispensables au spectateur. Même simplicité, ou plutôt même cacophonie pour les décors, presque pas de changemens à vue ; une palais, une chambre de Molière, une forêt, un hameau, quelquefois une prison, voilà tout le matériel. D’autres sans doute avant Clairon avaient compris la nécessité d’innover, de s’éloigner de nos usages pour se rapprocher de ceux de l’antiquité ou de l’étranger ; mais rêver ou même préconiser une réforme compte pour peu, la gloire appartient à celui qui l’exécute et poursuit son triomphe à travers les obstacles accumulés par la résistance des choses et des hommes. De même, c’est peu de concevoir une idée

  1. Adolphe Jullien : Histoire du costume au théâtre ; Callhava, l’Art de la comédie ; Desfontaines et Lefuel de Méricourt : Histoire universelle du théâtre, 1779 ; Levacher de Charnois : Costumes et Annales des grands théâtres de Paris ; Recherches sur les costumes et les théâtres de toutes les nations.
  2. Chassé était très épris de son art : un jour, dans Castor et Pollux, le pied lui glissa et il tomba dans la coulisse : « Passez-moi sur le corps, et marchez toujours à l’ennemi, » cria-t-il à ses soldats !
  3. Sur Gélyotte, voir Mémoires de Marmontel, de Mme d’Épinay, Collé, etc.