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s’isolant complètement pendant toute sa durée. C’était une coutume empruntée aux mœurs du Levant, où les étrangers parvenaient souvent à se garantir de la contagion, en interrompant toute communication avec la population musulmane dont le fatalisme n’admettait aucune mesure de préservation publique. Cette tradition s’est conservée jusqu’au siècle dernier.

Un médecin de Marseille, mort depuis bien des années, m’a raconté que sa trisaïeule s’y trouvait lors de la terrible épidémie de 1720. C’était une Levantine et elle était au courant des habitudes de son pays. Son mari, capitaine du commerce, était alors en mer. Lorsqu’elle apprit que c’était la peste qui venait d’éclater à Marseille, elle s’empressa de faire des provisions, puis elle réunit ses domestiques et leur annonça qu’elle allait s’enfermer avec ses enfans jusqu’à ce que la maladie eût disparu et les laissa libres de s’en aller ou de demeurer avec elle. Lorsque leur choix fut fait, elle ferma à double tour la porte extérieure, puis, devant tout son monde, elle jeta la grosse clé dans le puits. Quand ses provisions furent épuisées, elle suspendit, à la plus élevée de ses fenêtres, un panier dans lequel les pourvoyeurs de la ville déposaient des provisions en échange de l’argent qu’ils y trouvaient. Elle parvint ainsi à traverser cette formidable épidémie avec ses enfans et ses serviteurs sans qu’aucun d’eux fût atteint par la maladie.

La première ordonnance sanitaire n’a été rendue qu’en 1374. Elle porte la signature de Barnabo-Visconti, seigneur de Milan et vicaire impérial, l’un des princes les plus cruels et les plus lâches de cette époque. Il avait déjà donné sa mesure, à cet égard, dans des épidémies antérieures. Muratori raconte qu’en 1361, lorsque la peste reparut à Milan, il s’enfuit à Marignane ; mais il ne s’y crut pas encore suffisamment en sûreté ; il alla se cacher au fond des bois, dans un asile secret, et fit planter, sur la route qui conduisait à son refuge, une potence avec un écriteau menaçant de mort tout voyageur qui oserait passer outre. En 1373, à l’occasion d’une épidémie nouvelle, il ordonna la destruction des palais et des maisons où se trouvaient les pestiférés et prescrivit de mettre à mort ceux qui étaient atteints de la maladie, ainsi que leurs gardiens[1].

L’ordonnance de 1374 n’allait pas jusque-là ; et si je la mentionne, c’est pour montrer à quel degré de férocité l’égoïsme et la peur pouvaient conduire les petits despotes de ces temps encore barbares. Elle prescrivait au podestat de Reggio, pour lequel elle avait été rédigée, de chasser de la ville les personnes suspectes,

  1. Muratori, Del governo della peste et delle manière di guardarsene, trattato politico, medico ed ecclesiastico ; Milano, 1721.