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municipale de cette ville faisait savoir que, depuis le début, on y avait signalé 365 cas et 104 décès. Ce sont bien là les allures du choléra épidémique. Il présente du reste exactement les mêmes caractères que dans les épidémies précédentes, et le bacille de Koch a été trouvé dans les autopsies faites à Saint-Pétersbourg, ainsi qu’à Altona.

C’est une épidémie d’une intensité moyenne et qui ne justifie ni l’émotion qu’elle a produite ni les désordres qu’elle a causés en Russie. Des troubles sérieux ont eu lieu à Astrakan, à Saratov, à Nijni-Novgorod, à Tachkend, à Kwalynsk ; partout l’ignorance et la peur ont fait courir les mêmes bruits absurdes ; partout on a accusé les médecins d’empoisonner les populations avec la complicité du gouvernement et on a tenté de s’opposer, par la force, à l’exécution des mesures sanitaires.

Dans la région du Volga, les paysans se sont contentés, au début, de chasser les médecins envoyés à leur secours ; mais, dans les villes, la populace ne s’en est pas tenue là. À Astrakan, la foule a saccagé la maison commune et la pharmacie, elle a massacré l’aide-chirurgien, le pharmacien et battu les agens de police. Trois cents arrestations ont eu lieu dans la région. À Tachkend, 5,000 Asiatiques fanatisés ont mis à sac la maison de police, blessé grièvement le colonel chef de l’administration départementale et soutenu un véritable siège dans la mosquée, contre les troupes d’infanterie et d’artillerie accourues sur le lieu de l’insurrection. Les soldats ont bivouaqué dans la ville ; les habitans du quartier russe se sont barricadés dans leurs maisons et leurs magasins.

À Kwalynsk, le meurtre du docteur Moltchalinof a été accompagné de détails qui rappellent le moyen âge. Chargé d’installer des baraques pour les cholériques, il était demeuré à son poste, malgré les avertissemens qu’il avait reçus. Une première troupe de révoltés vint l’y assaillir en demandant la tête du docteur Choléra, On l’accusait de s’être engagé par écrit, et moyennant une forte somme, à empoisonner les eaux de la ville. Il parvint à se sauver à cheval et se réfugia chez des amis ; mais les émeutiers, avertis par les domestiques, cernèrent la maison en menaçant d’y mettre le feu. Le malheureux médecin, pour sauver son hôte, vint se livrer lui-même à la horde furieuse qui le réclamait et qui lui fit subir un long supplice. Il fut foulé aux pieds ; on lui écrasa la tête à coups de talon ; les femmes achevèrent de l’assommer avec des marteaux et des pierres ; puis elles mutilèrent son cadavre et restèrent près de lui pour empêcher qu’on l’enlevât. Le gouvernement russe vient d’accorder une pension à la veuve et aux enfans de ce martyr du devoir professionnel.