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le vicomte de Noailles en Amérique. Les Mémoires de Mme de Montagu indiquent qu’on faisait très mauvaise chère chez le général. Tout y manquait. Les trois sœurs, dès le premier jour, avaient dû mettre en commun leur génie et leur bourse pour se procurer à peu de frais quelques-uns des objets les plus indispensables. « La seule ressource de la maîtresse du logis était de faire des œufs à la neige, lorsqu’il s’agissait d’ajouter un plat de résistance à l’ordinaire de quinze ou seize convives mourant de faim. » Mais au sein de cette détresse que de bonheur ! Il faudrait copier toute la correspondance de ce temps-là pour en donner une idée.

Après un mois de vie commune, on se sépara de nouveau. Mme de La Fayette retourna en France. Jamais son esprit cultivé et juste ne montra autant de ressources qu’à cette époque, en même temps que ses qualités de résolution trouvèrent leur emploi. Toutes les lettres de La Fayette à sa femme, pendant cette longue absence, avec les années de plus, rappellent, par leur tendresse, le temps de la guerre d’Amérique :

« 16 mai 1799. — Je suis revenu bien tristement tout seul, ma chère Adrienne, et quoique je ne puisse regarder cette séparation comme celle de l’année dernière, il y en a plus qu’il ne faut pour me faire bien de la peine. Déjà, je commence à éprouver l’impatience de vous revoir, c’est m’y prendre de bonne heure.

« Nous attendons de vos nouvelles. J’ai trop de confiance en vous pour craindre que vous ayez oublié les soins de votre santé, que vous m’avez solennellement et tendrement promis. — Notre jardin a tous les jours de nouveaux charmes ; mais une fouine a mangé ma pauvre femelle ramier et ses œufs. J’ai rencontré avant-hier chez la nourrice trois charbonniers du Cantal ; ce sont des hommes de fort bon sens, et dont le jugement pour les questions que je leur faisais est très supérieur à celui des salons. Il en résulte évidemment que la révolution, malgré les crimes et les violences, qui en ont souillé le cours et arrêté les effets, a cependant déjà beaucoup amélioré le sort des paysans de ce département. Je vous fais part de cette consolation que j’ai attrapée en passant et qui m’a fait grand plaisir.

« Adieu, ma chère Adrienne ; mon cœur vous suit, vous regrette, vous prêche et vous aime bien tendrement. »

Mme de La Fayette avait pu aplanir les difficultés des règlemens de famille. Le château de Lagrange-Bleneau lui était échu en partage, à la satisfaction de son mari qui rêvait d’agriculture. « Ma lettre, lui écrivait-il (29 mai 1799), vous trouvera vraisemblablement à Lagrange, mon cher cœur ; dans cette retraite où nous sommes destinés, j’espère, à nous reposer ensemble des vicissitudes de notre vie. » Et il lui demande des détails sur la maison,