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un lieu de pèlerinage. Rue Tiquetone, un ex-maréchal des logis de hussards montre dans la lanterne magique Arcole, Austerlitz et Tilsit. À la Comédie-Française, le parterre applaudit par trois fois cette phrase d’Édouard d’Écosse : « Il n’y a qu’un malhonnête homme qui puisse parler ainsi d’un héros. » Au Palais-Royal, un individu écrit avec un diamant : Vive l’empereur ! sur la glace d’une boutique ; des passans s’amusent à graver sous l’inscription : approuvé, approuvé, approuvé. Le 15 août, les ouvriers boivent dans les cabarets à la santé de Napoléon ; le 19 juillet, faubourg Saint-Martin, le 18 août, rue des Vieilles-Haudriettes, le peuple chante des refrains révolutionnaires et des couplets bonapartistes. Le 17 septembre, Louis XVIII est salué boulevard du Mont-Parnasse par quelques acclamations auxquelles la foule riposte aussitôt en criant : Vive l’empereur !

À Paris d’ailleurs, le mécontentement se manifeste bien plus par les épigrammes et les sarcasmes que par les cris et les violences. On ne prend pas les choses au tragique. On ne crie guère : A bas Louis XVIII ! mort aux chouans ! sus aux curés ! mais on rit du roi, des nobles et des prêtres. L’opposition est frondeuse et goguenarde. On affecte de ne pas prendre au sérieux ce gouvernement d’émigrés, de calotins et de girouettes. Les émigrés, pauvres, quémandeurs et arrogans, sont un objet de risée. On les chansonne, on les caricature, on raille leur mise antique, on insulte à leur âge et à leur misère. Les colonels Jacqueminot et Duchamp et trois autres officiers donnent un jour cette comédie. Costumés et grimés en gentilshommes d’ancien régime, ils entrent chez Tortoni, et demandent pour eux cinq une seule côtelette de mouton qu’ils se partagent gravement. Un dimanche d’août, un individu traverse l’église Saint-Eustache, pendant l’office, avec un habit de marquis et un tablier de savetier. On attache des cocardes blanches à la queue des chiens. On plaisante le Conseil d’en haut que l’on appelle le Conseil du ciel ou le Conseil du Très-Haut. On surnomme les chevaliers du Lys les compagnons d’Ulysse, et les gardes du corps les garde-dindon. On dit que Louis XVIII est un roi fainéant, qui ne s’inquiète que de sa messe, de son latin et de sa table. Les princes sont détestés, les ministres sont méprisés : Blacas un plat valet, Talleyrand une girouette, Louis un agioteur, Dupont un concussionnaire. Berthier, qui a abandonné l’empereur, et Marmont, qui l’a livré, commandent l’un et l’autre une compagnie de gardes du corps : on appelle la compagnie Wagram la compagnie de saint Pierre, et la compagnie Raguse la compagnie de Judas.


HENRY HOUSSAYE.