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ce qui s’écarte de cet état idéal et mal connu est du domaine de la pathologie. Aussi, les auteurs nombreux qui ont écrit sur l’audition colorée ont-ils mis le zèle le plus louable à rassurer les personnes qui perçoivent ces impressions ; la plupart, — pas tous, — ont affirmé à plusieurs reprises que c’est un acte purement physiologique. Nous croyons, au fond, qu’ils ont raison ; mais dans quelle mesure précise ont-ils raison ? C’est ce que nous allons rechercher ; pour trancher nettement la question, il faut recourir, croyons-nous, à l’analyse psychologique.

On a présenté souvent l’audition colorée sous un jour peu exact. On veut bien reconnaître aujourd’hui que ce n’est pas une maladie des yeux ou des oreilles, mais beaucoup d’auteurs continuent à y voir un trouble de la perception des sens, ou une double perception, ou une confusion entre les actes physiologiques de la vision et de l’audition. Toutes ces définitions ont été données ; à les prendre à la lettre, il semblerait qu’une personne doit voir rouge quand on prononce à côté d’elle une certaine lettre ; bien plus, on a même dit que la personne doit voir certains sons en rouge. Cette erreur d’interprétation est le seul moyen d’expliquer comment un auteur récent, M. Urbantschitsch, a cru résoudre un problème aussi compliqué par quelques expériences très simples de sensation.

« Ces phénomènes, disait-il, sont de nature purement physiologique. On peut les faire apparaître très facilement. Si on fait regarder à une personne une surface blanche ou grise et légèrement ondulée, et qu’on fasse vibrer un diapason près de son oreille, la plupart des personnes voient apparaître, au bout de peu de temps, des lignes ou des taches grises. Bientôt après, elles voient les taches se colorer, le plus souvent en jaune ou en rouge. » Nous ne discuterons point la valeur des expériences ; c’est inutile, car elles n’ont aucun rapport avec la question ; dans l’audition colorée, il n’y a point de double perception, ni ce qu’on appelle une synesthésie. Tout se passe dans l’imagination du sujet, et lui-même s’en rend bien compte ; les impressions de couleur dont il a conscience à l’audition de certaines voyelles ne sont point des sensations réelles ; ce ne sont point des couleurs qu’on voit par les yeux, ce sont des images mentales, des idées ; on ne saurait mieux les comparer qu’aux images que la signification naturelle des mots éveille dans l’esprit.

Nous devons insister sur ce point important et trop méconnu ; pour donner une base à notre interprétation, nous rappellerons quelques-uns des faits que nous avons recueillis avec M. le professeur Beaunis au laboratoire de psychologie de la Sorbonne ;