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fonctions, les contraint d’exercer leur métier sous peine de prison, tandis que le clergé les excommunie s’ils ne le quittent, tantôt méprisés, tantôt encensés par les gens de qualité, qui leur font quelquefois donner les étrivières, mais le plus souvent les recherchent, jouent avec eux la comédie, et du moins contribuent à adoucir la rigueur de la déchéance religieuse et civile, les comédiens n’ont en droit qu’une existence précaire, et, contre cette quasi-servitude, ils ne se lasseront point de s’élever, jusqu’au jour où la révolution aura brisé leurs chaînes, émancipé les corps et les consciences. La protestation des uns sera tacite en quelque sorte, résultant de leur seule attitude, de la supériorité de leurs talens, du charme de leurs manières ; d’autres plaideront à grand fracas, faisant appel à leurs contemporains par la plume ou la voix de leurs amis, par la véhémence de leurs plaintes. En fait, la douceur des mœurs et la force des choses allègent singulièrement le joug ; beaucoup, en ce qui les concerne, ont fait fléchir les préjugés, conquis droit de cité, et, de voir les Quinault, une Clairon, un Fleury, fréquenter la meilleure compagnie, ceci rassure un peu sur leur sort ; mais de temps en temps le zèle emporté d’un prêtre, la superbe d’un grand seigneur, déchiraient ce voile brillant, accusant dans sa dureté quiritaire l’abus légal, soulevant la juste indignation des poètes, des philosophes, de tous les faiseurs d’opinion publique.

D’où venaient-elles, ces incapacités, cette sorte de dégradation civile qui impriment au comédien de cette époque l’aspect d’un demi-paria ? Qui donc avait construit cette machine d’ignominie ? Par quelle mystérieuse action de la morale sur la législation, des faits sur la théologie, avait-on abouti à une situation qui, à son tour, voyait se retourner contre elle et la morale et les faits ? Comment le théâtre, né partout de la religion, trouvait-il sa plus cruelle ennemie dans cette religion même d’où il était sorti ? La Grèce, elle du moins, ne connut point ces anathèmes : à cette race d’idéal, de pure harmonie, la comédie semble une des formes de la vérité esthétique, un moyen de susciter dans les cœurs l’impression de la grandeur morale et de la beauté, un instrument de patriotisme et de foi. Ces danses, ces actions dramatiques qui, dans le mystère du temple, dérobent aux initiés les mythes, les aventures de leurs dieux, ces acteurs dionysiaques recrutés par des concours, le spectacle quittant insensiblement l’enceinte sacrée sans cesser de conserver un caractère national et religieux, le trésor théorique institué pour couvrir les frais des représentations et alimenté par des dons pieux, les chœurs exemptés du service militaire et investis de grands privilèges, tout explique comment l’idée première persista après l’émancipation du drame, comment les