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Selon lui, les vrais philosophes ne disent pas : « Cela est ; » — impérieux législateurs, ils disent : « Cela doit être. » S’il en est ainsi, il faut convenir que les vrais philosophes ressemblent beaucoup aux femmes. M. Nietzsche a beau les décrier, il y a de la femme en lui ; il a, lui aussi, le culte de la forme et un grand mépris pour les réalités qui ne sont pas d’accord avec ses désirs ou ses théories. Il ne parle qu’avec une commisération hautaine « des esprits objectifs, » qui se piquent sottement de voir les choses telles qu’elles sont. Il se vante d’être le plus subjectif, le plus ipsissime des hommes. Il souffre de cette exaltation du moi, qui conduit quelquefois à la folie. Une sibylle cachée habite en lui et rend des oracles infaillibles. Que ne les charge-t-on, lui et sa sibylle, de refaire le monde à leur guise et à leur image ? C’est un plaisir qu’il s’est donné. Il a écrit un livre ou un poème en quatre parties, intitulé : Ainsi parlait Zarathustra, — et ce divin Zarathustra n’est que M. Nietzsche lui-même, qui, retiré dans une caverne où il vit en compagnie d’un aigle et d’un serpent, juge du haut de sa montagne les morts et les vivans et donne à l’humanité des lois nouvelles, en mêlant beaucoup d’extravagances à de profondes sagesses. M. Nietzsche sait tout ce que vaut ce nouvel évangile : » L’humanité, nous dit-il, me doit le livre le plus profond qu’elle possède, » — et il affirme que pour se permettre de parler de ce livre, il faut avoir éprouvé en le lisant des déchiremens de cœur ou des transports d’enthousiasme[1]. J’avoue humblement que je l’ai lu avec un vif intérêt, mais sans être transporté ni de colère ni de joie. Je me permets cependant de croire que je l’ai presque compris. M. Nietzsche n’a-t-il pas dit quelque part que « si rien n’est vrai, tout est permis ? »

Si M. Nietzsche était chargé de refaire le monde, il commencerait par en retrancher beaucoup de choses, tout ce qui nous reste de christianisme, les principes de 1789 et toutes les idoles, les politiques idéalistes, les faiseurs de phrases et les punaises, sans oublier tout ce qui abêtit l’Allemagne, sa nouvelle constitution, sa fausse science, l’alcool, la bière et la musique de Wagner, qu’autrefois cet ingrat admirait beaucoup. Mais ce qu’il voudrait supprimer avant tout, c’est la morale, et voilà son premier grief contre la société moderne : il se plaint qu’aucun siècle n’a été aussi moralisant que le nôtre. N’allez pas croire là-dessus que M. Nietzsche prêche l’immoralité. Sans doute il reproche à la philosophie d’être l’ennemie de la chair, il préfère aux sombres brouillards du Nord le soleil des pays du Midi et leur aimable sensualisme, et il lui est arrivé une fois de jurer par saint Anacréon. Mais il n’est pas de la secte des hédonistes, des voluptueux ; il met les plaisirs de l’orgueil au-dessus de tout. Ce qui lui déplaît dans la morale

  1. Götzen-Dämmerung, p. 129. — Zur Genealogie der Moral, p. xiii.