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reuses du soleil, enlacent dans leurs bras un chêne et appuyées sur lui, mais s’élevant au-dessus de lui, baignent leur cime dans la libre lumière et donnent leur gloire en spectacle. » De quoi pourrait se plaindre le chêne si le spectacle est beau ?

Hélas ! Rousseau et la révolution française ont perverti toutes nos idées, plongé l’Europe dans une inextricable confusion et compromis notre avenir. Désormais ce qui était dessous est dessus ; c’est le troupeau, ce sont les esclaves qui commandent, ce sont les maîtres qui obéissent. La morale des maîtres, la vraie morale, enseignait que la société doit travailler sans relâche à l’ennoblissement de notre espèce par les grandes personnalités et préparer ainsi l’avènement d’une race nouvelle, qui sera supérieure à l’homme que nous connaissons, autant que l’homme l’est au singe. La morale des esclaves, la morale du troupeau enseigne tout au contraire que la société ne doit servir qu’à procurer le plus de bonheur possible aux faibles, aux petits, aux infirmes, aux médiocres et aux imbéciles. Ce bétail demande à grands cris qu’on le conduise dans de gras pâturages, où il aura de l’herbe jusqu’au fanon. Il exige qu’on le délivre des animaux de proie, que ses chefs soient de bons bergers tout occupés de l’entretenir, de le soigner, de lui assurer sa pâture et ses aises. Il a proclamé l’égalité des droits ; il se refuse à comprendre que les élus ont des privilèges, qu’il y a des distinctions de rang entre les hommes, que la morale qui convient aux faibles ne convient pas aux forts. Tout ce qu’il y a de terrible et de sain dans la nature humaine lui fait horreur. Il ne veut plus souffrir, il veut que la souffrance soit abolie ; loin d’aimer la force, il en a peur ; loin de se soumettre aux puissantes volontés, il les regarde comme ses pires ennemies ; il les somme de se sacrifier au bien public, c’est-à-dire à l’intérêt des sots, aux scrupules des âmes viles et à la félicité de la canaille.

C’est le bétail humain qui a fait de la bienfaisance la première des vertus et inventé cette morale de la pitié que Schopenhauer a réduite en code. Est-il besoin d’avoir du génie pour comprendre que la pitié est le plus puissant agent de la dégénérescence de notre espèce, que la conservation des infirmes aux dépens des valides est une criminelle absurdité ? Ne sait-on pas que l’homme est le plus féroce des animaux de proie, que la cruauté est son penchant le plus naturel et le plus conforme à l’instinct de la vie ? Quelles ont été dans tous les temps ses plus grandes fêtes ? Des champs de carnage, des égorgemens de gladiateurs, des exécutions, des supplices, des auto-da-fé, des combats de coqs et de taureaux. Quel plaisir trouverait-il à la représentation d’une tragédie, s’il n’avait pas l’amour du sang, « ce breuvage magique de la grande Circé ? » C’est la cruauté qui a créé toutes les grandes civilisations ; c’est elle qui fait les hommes d’État, les soldats