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Nous avons quelques-unes des lettres de la princesse Marie Miesnik à Bernardin de Saint-Pierre ; et elles sont caractéristiques. Elles changent un peu de l’air de roman qu’Aimé Martin a donné à cette histoire d’amour. Adroitement assiégée, la jeune femme a cédé, mais en cédant, ou plutôt en suivant son caprice, elle a bien entendu que la passion du beau Français ne fût pour elle qu’une aventure, un épisode aussitôt oublié que vécu. Ce n’était pas l’affaire de Bernardin de Saint-Pierre, et il s’était, lui, flatté d’épouser. Aussi sa princesse était-elle souvent obligée de le rappeler au sentiment des distances. « Votre protégée qui a épousé son serviteur me paraît une aventurière. Adieu, portez-vous bien, » lui écrivait-elle un jour ; et il semble que l’on devine à quelle insinuation cet « avis » répondait. Mais Bernardin n’en persista pas moins. Il revint à la charge. On le repoussa. Et après plusieurs leçons de cette jeune femme — sur laquelle on dirait qu’il se croit en vérité les droits d’une femme sur l’homme auquel elle a cédé, — il s’attira finalement ce congé :

« Je viens de recevoir, lui écrivait-on le 24 mai 1765, une de vos lettres qui est sans date, et où vous me faites part d’une résolution qui n’est ni d’un homme raisonnable, ni d’un homme de courage. — Il avait parlé de s’aller faire tuer par désespoir d’amour. — Vous demandez de l’estime et vous faites tout ce qu’il faut pour la perdre… Qui s’expose au péril est une vertu trop connue, mais le vrai courage est de vaincre une passion qui nous rend malheureux… sans s’abandonner à des fureurs qui dégradent l’homme que la raison doit guider. Je vous annonce franchement que c’est la dernière lettre que je vous écris, jusqu’à ce que je ne vous revoie pas dans votre patrie, ou que je n’apprenne que vous avez pris un parti raisonnable ; et je n’en vois pas d’autre pour vous que d’aller dans votre province, et ensuite à Versailles, où vous trouverez des amis. »

Il était alors à Dresde, où sa figure lui avait valu d’être littéralement « enlevé » par une riche courtisane, et, pendant une dizaine de jours, « chambré » dans le palais d’Alcine.


On le logea dans un appartement
Tout brillant d’or et meublé richement,
Grande chère surtout, et des vins fort exquis,
Les Dieux ne sont pas mieux servis…


Il s’empressa d’en envoyer la nouvelle à l’un de ses amis de Varsovie, qui lui répondait aussitôt : « L’aventure que vous avez eue pendant votre route est singulière. Elle ne m’a pas cependant surpris. Aimable comme vous l’êtes, il est naturel d’imaginer qu’il vous en arrive de semblables. » Ainsi parlaient les nombreux adorateurs de la fiancée du roi de Garbe. Mais on a quelque peine à « s’imaginer » un