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cette confusion qui consiste à mêler aujourd’hui presque universellement l’adoration de la femme au sentiment de la nature et à l’idée de la beauté.

Vous rappelez-vous ces lignes du Préambule de Paul et Virginie ? Il vient d’expliquer à sa manière les origines de la civilisation, et de célébrer en termes émus le « vertueux Penn, » le « divin Fénelon, » « l’éloquent Jean-Jacques, » quand il change brusquement de thème, et il s’écrie :

« Mais les femmes ont contribué plus que les philosophes à former et à réformer les nations. Elles ne pâlirent point, les nuits, à composer de longs traités de morale ; elles ne montèrent point dans des tribunes pour faire tonner les lois. Ce fut dans leurs bras que les hommes goûtèrent le bonheur d’être tour à tour, dans le cercle de la vie, enfans heureux, amans fidèles, époux constans, pères vertueux…

« Ce fut autour d’elles que dans l’origine les hommes errans se rassemblèrent et se fixèrent…

« Non-seulement les femmes réunissent les hommes entre eux par les liens de la nature, mais encore par ceux de la société. Remplies pour eux des affections les plus tendres, elles les unissent à celles de la divinité, qui en est la source…

« O femmes, c’est par votre sensibilité que vous enchaînez les ambitions des hommes…

« Vous êtes les fleurs de la vie. C’est dans votre sein que la nature verse les générations et les premières affections qui les font éclore…

« Vous êtes les reines de notre opinion et de notre ordre moral… Vous avez perfectionné nos goûts… Vous êtes les juges nés de tout ce qui est décent, gracieux, bon, juste, héroïque… C’est par vos souvenirs que nos soldats s’animent à la défense de la patrie… Vous avez inspiré et formé nos plus grands poètes et nos plus grands orateurs… À vos regards modestes le sophiste audacieux se trouble, le fanatique sent qu’il est homme, et l’athée qu’il existe un Dieu… »

Ce n’est pas aujourd’hui le temps d’insister sur cette indication, et nous nous contentons de l’avoir donnée. Les suites en ont été presque infinies dans le siècle où nous sommes ; et les poètes ou les peintres de l’amour y ont gagné d’être supérieurs peut-être à tous ceux qui les avaient précédés dans l’histoire. On comprendra sans peine que si Bernardin de Saint-Pierre, — je veux dire l’auteur de Paul et Virginie et des Études de la nature, — est aux origines de cet état d’esprit, il ne soit pas indifférent de savoir quel homme il fut lui-même, et, pour être plus cachée, quelle fut cependant la liaison nécessaire de son œuvre avec sa vie.


F. BRUNETIERE.