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et elle aussi avait à en revendre aux passans. Du moins ses amours sont sincères, gardent l’allure de la décence, et j’y trouve le reflet de cette probité qu’elle apporte dans ses amitiés. Lord Peterborough, Voltaire, d’autres encore figurent sur la liste, mais la grande passion de sa vie, celle qui domine les autres, que poètes, historiens, auteurs dramatiques ont célébrée un peu plus que de raison, fut son amour pour le comte Maurice de Saxe. L’âme d’Adrienne, qui allait naturellement au grand, s’éprit de ce personnage étrange, inculte, à demi sauvage, dont elle devina le génie : elle assouplit son caractère sans l’énerver, lui inspira le goût de la poésie, de la musique, lui apprit tout en un mot, selon la remarque de Lemontey, sauf la guerre et l’orthographe. Cet homme qu’elle aima si tendrement, dont, mourante, elle invoquait l’image :


Voilà mon univers, mon espoir et mes dieux !


elle se sacrifiera pleinement pour lui : emporté par ses chimères, Maurice entreprend une expédition fabuleuse, la conquête de la principauté de Courlande, où l’appelle la nièce de Pierre le Grand, sous la condition qu’il deviendra son époux ; mais l’argent manque, le héros est en détresse, ses amis demeurent insensibles. Seule Adrienne n’oublie pas : mettre en gage ses diamans, sa vaisselle, envoyer 40,000 francs qui donneront peut-être la couronne à son ami, et cet ami à une rivale, ne lui semble pas un trop grand effort. Elle l’adore, supporte ses absences, ses infidélités, les virevoustes de son cœur, et lorsque, vaincu, proscrit par la Pologne, abandonné de tous, il revient auprès de sa belle institutrice, il est accueilli comme l’enfant prodigue. Est-il vrai cependant qu’il ait alors trouvé le comte d’Argental au mieux mieux avec elle, et se soit accommodé sans peine d’une combinaison où on lui réservait l’amour-passion, en accordant à celui-ci l’amour-amitié, l’amour-pitié ? Jurer ou seulement parier le contraire serait assez téméraire, car le dogmatisme en si délicate occurrence semble une vaine prétention, la politique du tout ou rien n’étant pas celle de toutes les femmes, surtout des comédiennes, plus d’une ayant coutume d’établir des distinctions infiniment subtiles entre l’infidélité du corps, de l’esprit et de l’âme : ce qu’il faut invoquer à la décharge d’Adrienne, c’est l’effort prolongé, loyal, qu’elle tenta pour guérir la passion de d’Argental, c’est la lettre d’une si rare élévation qu’elle écrivit à sa mère, Mme de Ferriol, lorsque, redoutant qu’il ne l’épousât, celle-ci voulait envoyer son fils à Saint-Domingue.

D’Argental avait quatre-vingt-quatre ans lorsqu’il fut pour la