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moins déguisé qui faisait dire à lord Peterborough, le seul peut-être de ses amis dont elle ait accepté les présens ; « Allons ! qu’on me montre beaucoup d’amour et beaucoup d’esprit ! »

Scribe, Legouvé, Rachel, ont popularisé la version d’Aïssé sur la mort subite d’Adrienne, le 20 mars 1730, la grande dame hautaine et galante qui se prend de fantaisie pour le comte de Saxe et veut l’enlever à l’actrice, celle-ci se vengeant en désignant du geste sa rivale lorsqu’elle déclame les vers de Racine :


Je sais mes perfidies,
Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies…


la duchesse de Bouillon faisant « passer à la pauvre Phèdre le goût des vanités du monde » au moyen de pastilles empoisonnées. Les auteurs étaient dans leur droit : il plane en cette affaire un élément romanesque, une sorte de mystère bien propre à ameuter l’imagination des foules, et le doute resterait permis sans le témoignage décisif des médecins qui dressèrent le procès-verbal d’autopsie, sans parler de Voltaire, entre les bras duquel elle expira, emportée en quatre jours par une inflammation d’entrailles. Ce petit abbé bossu, peintre en miniature, qui demande un rendez-vous au Luxembourg, et révèle qu’une dame de la cour lui a promis une pension s’il consent à faire avaler du poison à Adrienne, l’analyse des pastilles déclarée douteuse, la demande en confrontation de la duchesse, l’arrestation, l’interrogatoire du petit peintre qui se coupe et finit par avouer ne l’avoir jamais vue, et, six mois après seulement, cette maladie, cette mort foudroyante, tant de péripéties arrangées, travesties par l’opinion, forment un merveilleux canevas de drame. Mais pourquoi ne pas ajouter foi à l’abbé Aunillon, quand il déclare qu’une personne de la cour, qu’on n’osa point dénoncer au public et à la justice, avait fait jouer toute cette machine pour perdre de réputation la duchesse, qu’à son lit de mort celle-ci, en présence de ses amis, de sa maison, confessa tous ses égaremens et protesta devant Dieu qu’elle était innocente de ce crime ? Comment admettre qu’après une si chaude alarme, déjà désignée aux soupçons des magistrats, elle ait recommencé sa tentative contre une femme entourée d’amis dévoués et qui devait se tenir sur ses gardes ? Quant au geste de l’actrice pendant la représentation de Phèdre, qui ne sait que le public voit partout des allusions, des intentions malicieuses, comme ces glossateurs ingénieux qui découvrent mille beautés auxquelles l’auteur ne songeait nullement ? Si la vie est le plus invraisemblable des romans, ne pourrait-on déjà se contenter des choses certaines qu’elle contient ?