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faisait la raison d’être. L’administration ne se contentait pas de couvrir du plus profond silence tout ce qui avait trait à l’expédition d’un ordre du roi : quand la personne était en prison, le secrétaire d’État faisait détruire tous les papiers relatifs à l’affaire, afin d’éviter qu’ils tombassent jamais, dans les bureaux du ministère, sous des regards indiscrets. Lorsque l’affaire concernait des personnes de médiocre importance, et que l’examen n’en était pas sorti des bureaux de la lieutenance de police, on ne prenait pas la peine de détruire les papiers par le feu ; mais on les enfermait dans le lieu le plus secret du royaume, au fond de l’une des tours de la Bastille ; c’est de là qu’ils sont venus jusqu’à nous. Une fois à la Bastille, les papiers n’en sortaient plus ; quel que fût le motif pour lequel on les réclamât, qu’il s’agît d’un procès en parlement, d’une affaire de succession, le lieutenant de police refusa toujours, d’une manière inflexible, communication d’une pièce quelconque provenant des dossiers d’un prisonnier par lettre de cachet. Il en était de même au ministère, où l’on interdisait non-seulement la communication des dossiers, quelque graves que fussent les motifs de la demande, — les pièces d’ailleurs en avaient été détruites, — mais où l’on refusait de donner la transcription des notes très brèves qu’on avait portées, par mesure d’ordre, sur les registres des bureaux.

Le fait tenait à l’organisation de la famille dans la société de ce temps ; et, en passant, n’éclaire-t-il pas d’un jour oblique, peut-être, mais assez nouveau le mot célèbre de Montesquieu, quand il dit que « l’honneur est le fondement des monarchies. » Qu’on lise en effet les circulaires des ministres, les instructions des lieutenans de police, la correspondance des intendans et des subdélégués, les réponses de Louis XVI aux remontrances du parlement, et, d’autre part, les requêtes et placets envoyés par les particuliers, toujours la même idée revient, sous toutes les formes : — « La raison d’être des lettres de cachet est la conservation de l’honneur des familles. » — Un ordre du roi n’entraîne aucune honte pour la personne qu’il frappe, tel en est le caractère essentiel ; et c’est pourquoi il semblait nécessaire, si les raisons qui l’avaient fait délivrer touchaient à l’honneur du prisonnier, que ces raisons demeurassent secrètes. — « J’ai réussi par ce moyen, écrit Berryer, à rendre service à d’honnêtes gens en sorte que les désordres de leurs parens n’ont pas rejailli sur eux. » — La lettre de cachet n’avait rien de l’appareil infamant dont se servait la justice criminelle. Les procureurs du roi auprès des tribunaux disent dans leurs rapports : — « Il ne s’est pas trouvé de preuves contre ce particulier pour faire asseoir un jugement à peines afflictives ; mais il serait à propos de le faire enfermer d’ordre du roi. » —