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Autre succès. Les chefs de l’armée impériale ne tardèrent pas à envier les plaisirs de l’armée française, et Favart eut permission de jouer dans les deux camps. Parfois même, sa troupe volante inspirait à l’ennemi quelques reflets de bonne grâce et d’urbanité. C’est ainsi que Mlle Grimaldi, danseuse, ayant été surprise avec quelques acteurs par un parti de hussards, qui, après les avoir dépouillés, s’apprêtaient à faire pis, s’était, afin de s’épargner la vue du sang, couvert la tête du court jupon qu’on lui avait laissé, et dans cette posture originale, elle conjurait le vainqueur de se contenter d’elle seule comme victime ; et ce dévoûment héroï-comique apprivoisa les soldats qui, avec la liberté, leur rendirent bagages et vêtemens.

Naïf et bon, autant que spirituel auteur et joyeux chansonnier, Favart cédait à la tentation de se croire le collaborateur du maréchal, et, de Raucoux, sur le champ de bataille, il écrivait à sa mère : « Victoire ! Grande victoire ! Tout est renfermé dans ces derniers mots. Nous achevons de vaincre, je dis plus, nous achevons de détruire. Pardonnez-moi, je dis nous ; à force de fréquenter les héros, j’en prends le langage. » Il gagne de l’argent, mais tout n’est pas rose avec ce théâtre nomade, soumis aux hasards de la guerre. Quitter Anvers en six heures, Lière en quatre, partir de Louvain au milieu de la nuit, coucher trois jours sur des planches dans une bélandre hollandaise, une autre fois passer trois jours et trois nuits sans dormir, si ce n’est debout, appuyé contre un arbre et les pieds dans l’eau, courir le risque d’être enlevé par un gros de hussards qui massacrent toute son escorte, ces misères n’altèrent ni son courage, ni son entrain. Parfois une note mélancolique, lorsqu’à la prise du fort Saint-Philippe, on a fait une terrible exécution, pendu 500 hommes, ou bien lorsqu’il raconte la querelle de cinq grenadiers se battant sous ses yeux pour une coureuse de camp. Quatre d’entre eux restent sur le carreau ; le dernier, confus, désespéré de sa triste victoire, dit à cette fille : « B… tu es cause que j’ai tué quatre de mes camarades. Braves gens, je vous regrette ! Tu ne nuiras pas à d’autres ! » Et il fait voler sa tête d’un coup de sabre. Mais en campagne, dans une correspondance troublée par toutes les variétés de l’imprévu, on n’a pas le loisir de s’attendrir longuement ; et Favart se contente de jeter pêle-mêle sur le papier ses impressions au fur et à mesure qu’elles surgissent, faisant encre de tout, racontant à la billebaude ses aventures, ses triomphes et ses ennuis.

Bientôt il eut plus à craindre de son protecteur que de l’ennemi. Mme Favart l’ayant rejoint, Maurice ne tarda point à l’aimer et à le lui dire, tandis qu’il endormait le mari par mille attentions, cadeaux